De l'abolition à la domination : une mémoire à politiser
L'esclavage a été un pilier fondateur du capitalisme globalisé. Il a enrichi les puissances européennes, posé les bases d'une hiérarchie raciale mondiale, et réduit des millions de vies humaines à l'état de marchandise. Aujourd'hui, ce système se perpétue à travers de nouvelles chaînes : celles de la dette, du libre-échange asymétrique, des délocalisations, du travail précaire, de l'extractivisme et des violences environnementales. Ce n'est pas seulement une question de mémoire, c'est une question de justice : comment commémorer l'abolition sans dénoncer les dominations qui en sont les héritières ?
Figures de résistance : des voix debout contre l'esclavage, la dette et la domination
À travers les siècles et les continents, des figures de lutte ont incarné la dignité, la révolte et l'espoir des peuples contre l'esclavage et toutes les formes de domination. À Haïti, Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines et Sanité Bélair ont défait l'ordre colonial français et proclamé une république noire affranchie, refusant de courber l'échine malgré l'isolement et les représailles. Au Brésil, Zumbi dos Palmares, chef des communautés quilombos, mena une résistance farouche contre l'esclavage, dont l'esprit vit encore dans les luttes afrodescendantes d'aujourd'hui. En Kanaky, Jean-Marie Tjibaou incarna la lutte pour l'émancipation du peuple kanak et le refus de l'annexion coloniale. En Afrique, Thomas Sankara, président du Burkina Faso, osa briser les chaînes de la dette qu'il qualifia de « forme moderne de l'esclavage », appelant à un refus collectif du remboursement. Plus récemment, des figures comme Berta Cáceres au Honduras, Vandana Shiva en Inde, ou Chérifa Khedir en Algérie ont poursuivi ces combats, liant justice sociale, souveraineté et respect du vivant. Ces femmes et ces hommes sont les visages connus de la liberté, de la désobéissance fertile, et de la mémoire vivante des peuples en lutte. À leurs côtés, nombres sont celles et ceux qui ont contribué à l'émancipation par leur action et leurs réflexions. Car la liberté est une affaire collective !
Haïti, Antilles françaises, Kanaky : l'indépendance entravée, les mémoires blessées
Haïti fut la première république noire libre, arrachée dans le sang par des esclaves révoltés contre l'ordre colonial français. Pourtant, dès son indépendance, la France lui imposa une dette odieuse, au profit des anciens colons, véritable rançon pour avoir osé se libérer. Cette dette, payée pendant plus d'un siècle, a étranglé l'économie haïtienne et symbolise le chantage exercé sur les peuples affranchis. Aux Antilles françaises, l'esclavage a laissé place à une économie de plantation coloniale reconvertie, où le travail reste précaire, les terres accaparées, et où le poison du chlordécone incarne la continuité de la violence raciale et environnementale. En Kanaky (Nouvelle-Calédonie), les Kanaks, peuple colonisé, continuent de revendiquer leur souveraineté contre un État français qui refuse l'autodétermination. Ces territoires dits « d'outre-mer » rappellent que la France n'a jamais vraiment rompu avec son passé colonial.
Abolition inachevée : l'Afrique toujours pillée
Si l'esclavage colonial a officiellement été aboli sur le continent africain, il a été rapidement remplacé par la colonisation directe, puis par un néocolonialisme économique et militaire. L'Afrique reste aujourd'hui l'un des territoires les plus riches en ressources, mais aussi l'un des continent les plus exploités, exportateur net de capitaux, aussi bien que de ressources vitales. Les anciennes puissances coloniales — et leurs entreprises — y extraient notamment , l'or, le cobalt, le pétrole ou le cacao, souvent sans laisser de retombées locales. Le franc CFA, encore utilisé dans plusieurs pays, symbolise l'emprise économique persistante de la France. Derrière les discours sur « l'aide au développement », c'est une logique de prédation organisée qui se perpétue, à laquelle s'opposent des mouvements citoyens, syndicaux et communautaires qui exigent la fin du pillage et la reconquête de la souveraineté.
Amérique latine : peuples. quilombos et amérindiens en résistance
En Amérique latine, l'héritage de l'esclavage africain et de la colonisation européenne pèse encore lourd. Les peuples quilombolas — descendant.es des esclaves ayant fondé des communautés libres — et les peuples autochtones, continuent de lutter pour leurs droits fonciers, leur culture et leur autodétermination. Ces luttes de survie sont très peu médiatisées mais sont cruciales : elles sont la manifestation d'un courage contre l'oppression et coûtent malheureusement la vie à des femmes et des hommes engagées et porteurs d'une connaissance et humanité ancestrales. L'agrobusiness, la déforestation, les mégaprojets d'infrastructure et l'extractivisme minier menacent directement leurs territoires et leurs modes de vie. Mais face à cette violence systémique, les résistances locales s'organisent : occupations de terres, grèves, mobilisations féministes autochtones et alliances avec les mouvements écologistes montrent qu'il existe une autre voie, fondée sur la justice sociale, le respect des peuples et la défense de la vie.
Asie : luttes sociales et alternatives populaires
En Asie, la domination coloniale s'est transformée en domination industrielle. Les anciennes colonies britanniques, françaises, néerlandaises ou portugaises sont aujourd'hui les ateliers du monde, au service de la consommation occidentale. Le textile, l'électronique, les services numériques et les chaînes d'assemblage exploitent une main-d'œuvre sous-payée, souvent féminine, avec des droits syndicaux bafoués. Pourtant, des mouvements puissants secouent le continent : syndicats indépendants au Bangladesh, luttes paysannes en Inde contre les lois néolibérales, coopératives solidaires aux Philippines, résistances écologistes en Indonésie… Dans les marges du capitalisme, se tissent des alternatives portées par des femmes, des jeunes, des peuples autochtones, qui remettent en cause le modèle de développement imposé par le Nord. Si certains de ces pays n'échappent pas à la prise de pouvoir de gouvernements autoritaires, comme en Europe et ailleurs, les populations sont en position de résistance constante et cherchent elles aussi à se défendre du fascisme quel qu'il soit.
Santé et sécurité au travail : les corps sacrifiés, les peuples en lutte
Dans le Sud global, la santé et la sécurité des travailleurs sont trop souvent sacrifiées sur l'autel du profit mondialisé. Des mines d'Afrique aux plantations d'Amérique latine, des ateliers textiles d'Asie aux zones industrielles d'Outre-mer, les conditions de travail sont marquées par l'absence de protection, l'exposition à des produits toxiques, les cadences inhumaines. Mais face à cela, les résistances sont nombreuses : syndicats combatifs, collectifs de femmes travailleuses, associations de victimes et communautés locales s'organisent pour exiger des normes dignes, la reconnaissance des maladies professionnelles et le respect de la vie humaine. Le combat pour la santé au travail est un combat pour la dignité, contre une division internationale du travail qui considère les corps du Sud comme jetables.
Les accords de libre-échange : chaînes modernes de la servitude économique
Derrière les traités de libre-échange se cache un système qui organise l'asymétrie commerciale au profit du Nord. Ces accords permettent aux multinationales d'exporter leurs produits subventionnés, d'imposer leurs normes sanitaires et de pénétrer les marchés du Sud tout en détruisant les économies locales. Ils favorisent une agriculture intensive d'exportation, ruinent les petits producteurs, appauvrissent les terres et empêchent toute souveraineté alimentaire. Dans cette division internationale du travail, qui nuit également aux petits producteurs et entrepreneurs des pays du Nord, les anciennes colonies restent reléguées au rôle de pourvoyeuses de matières premières ou de main-d'œuvre bon marché. Face à cela, des mouvements paysans, autochtones et altermondialistes s'élèvent, appelant à rompre avec ces traités inéquitables et à construire un commerce basé sur la justice, la solidarité et l'autonomie des peuples.
Les grandes entreprises : colonisation sans canon, domination par le capital
Les grandes entreprises transnationales perpétuent aujourd'hui la domination coloniale par d'autres moyens. En Afrique, aux Caraïbes, en Amazonie ou en Océanie, elles exploitent les terres, accaparent les ressources, détruisent les forêts et contaminent les eaux — le tout avec la bénédiction de nombreux gouvernements. Le profit prime sur le vivant, et les communautés locales ne récoltent que la misère, la pollution et la violence. Ces entreprises bénéficient d'un système global de protection juridique, d'évasion fiscale et de lobbying agressif. Mais face à cette emprise, les résistances locales se multiplient : partout dans le monde, luttes contre les projets miniers, campagnes pour la justice environnementale, mobilisations contre les paradis fiscaux. C'est tout un rapport de force à reconstruire pour que l'économie soit au service des peuples, et non l'inverse.
Extractivisme : la terre violentée, les peuples sacrifiés
L'extractivisme — exploitation intensive des ressources naturelles pour les marchés mondiaux — est l'un des visages les plus brutaux du néocolonialisme contemporain. Des mines d'or en Afrique de l'Ouest aux forages pétroliers en Amazonie, en passant par les plantations d'huile de palme en Asie du Sud-Est, il s'impose comme un modèle de développement imposé de l'extérieur, au service des grandes puissances et des multinationales. Ce système détruit les forêts, empoisonne les rivières, provoque des déplacements forcés de populations autochtones et contamine les sols de substances toxiques. Il engendre maladies, conflits sociaux, et perte des savoirs ancestraux. Les populations locales, souvent réduites au silence ou réprimées lorsqu'elles résistent, paient le prix fort pour un « progrès » dont elles ne voient jamais les bénéfices. L'extractivisme nie toute relation respectueuse au vivant : il transforme la Terre en marchandise, les humains en main-d'œuvre corvéable, et les écosystèmes en champs de ruines. C'est un terricide en cours.
Ingérences étrangères : un colonialisme sans uniforme
Derrière les discours de coopération et d'aide au développement, les ingérences étrangères continuent de miner la souveraineté des peuples dans de nombreux pays du Sud. Par le biais de coups d'État orchestrés, de soutien à des régimes autoritaires, ou de manipulation électorale, les anciennes puissances coloniales et leurs alliés perpétuent un ordre mondial fondé sur le contrôle des ressources et des territoires. Qu'il s'agisse des interventions militaires en Afrique, du soutien à des élites corrompues en Amérique latine, ou des jeux d'influence géopolitique en Asie, ces ingérences nourrissent instabilité, répression et fuite des cerveaux. Elles servent souvent à préserver des intérêts économiques ou stratégiques, au détriment des aspirations démocratiques et sociales des populations. La prolongation du colonialisme poursuit et renforce désormais la forme d'un impérialisme déguisé, où la domination s'exerce par les ambassades, les multinationales, les bases militaires et les institutions financières.
La dette et la dette climatique : chaînes invisibles de la domination
La dette publique contractée par de nombreux pays du Sud global est souvent le fruit d'un système construit pour les maintenir dans une dépendance structurelle. Imposée par les grandes institutions financières internationales, comme le FMI et la Banque mondiale, cette dette conditionne les politiques nationales à des réformes d'austérité, à la privatisation des services publics et à l'ouverture totale des marchés, sapant la souveraineté des peuples. Pire encore, à cette dette économique s'ajoute une dette climatique : les pays historiquement les moins responsables du dérèglement climatique sont aujourd'hui ceux qui en subissent les effets les plus violents — sécheresses, inondations, insécurité alimentaire — sans bénéficier des ressources ni des financements nécessaires pour s'y adapter. Les États du Nord refusent d'assumer pleinement leur responsabilité historique dans la destruction environnementale, aggravant l'injustice mondiale. Ainsi, doublement endettés, les pays du Sud doivent payer pour des crises qu'ils n'ont pas créées. Cette réalité, loin d'être un simple déséquilibre, est une forme contemporaine de spoliation.
L'altermondialisme contre le néocolonialisme : pour la souveraineté des peuples
Le néocolonialisme est la continuation de la colonisation par d'autres moyens : économiques, financiers, commerciaux, culturels. Il permet aux puissances du Nord et de la Chine et à leurs multinationales d'imposer leurs règles, de contrôler les ressources, et de subordonner les peuples à des logiques de marché, de dette et d'extractivisme. Mais les peuples du Sud ne sont pas passifs : du Chiapas à la Nouvelle-Calédonie, du Sénégal à l'Inde, des résistances s'élèvent, s'organisent, se fédèrent. Elles réclament la souveraineté alimentaire, la justice climatique, la démocratie économique, la réparation historique et le droit de décider par et pour eux-mêmes.
L'altermondialisme n'est pas un slogan : sur tous les continents, c'est une lutte concrète, quotidienne, menée par des syndicats, des collectifs paysans, des mouvements de femmes, des peuples autochtones et des mouvements sociaux ici et là.
Il porte l'espoir d'un monde fondé non plus sur la domination, mais sur la coopération, la dignité, la pluralité des chemins de développement.
Commémorer l'abolition de l'esclavage, c'est reconnaître que la vraie liberté reste à conquérir. C'est refuser que les chaînes d'hier se transforment en dettes, en traités, en zones franches. C'est savoir que les peuples ont toujours résisté à la servitude et se sont battus pour leur émancipation. C'est choisir, aujourd'hui encore, le camp des peuples en lutte.
Jane-Léonie Bellay pour l'espace Enjeux et Mobilisations internationales