Le chaos climatique est déjà là. Nos sociétés sont aujourd'hui confrontées à des événements extrêmes, annoncés de longue date par les lanceurs d'alerte comme les scientifiques du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC). La gravité et l'urgence du dérèglement climatique et de la crise environnementale sont désormais largement admises dans les instances internationales. En 2023, le secrétaire général de l'ONU, Antonio Guterres, alertait en 2023 sur une planète « au bord du gouffre », indiquant que « la pollution par les combustibles fossiles provoque un chaos climatique sans précédent ».
Le négationnisme climatique qui se développe ne saurait effacer cette dramatique réalité : six des neufs limites planétaires, seuils à ne pas dépasser pour que l'humanité puisse vivre dans un écosystème sûr, sont déjà considérées comme dépassées : changement climatique, modification de l'occupation des sols, utilisation d'eau douce, azote et phosphore des sols et océans, pollutions (métaux lourds, etc.), biodiversité. Depuis 1970, 73% des vertébrés sauvages ont disparu [1]. L'objectif de réchauffement maximum de 1,5°C fixé par l'accord de Paris en 2015 est déjà presque atteint. La Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification (UNCCD) alerte sur une dégradation des sols qui « compromet la capacité de la planète à soutenir l'humanité ».
Bien sûr, le problème est mondial. Mais les pays du Nord ont une responsabilité majeure dans cette situation. L'urgence climatique impose une véritable révolution copernicienne de nos modes de production et de consommation, de notre économie, pour les orienter vers une trajectoire soutenable pour l'humanité. Il s'agit, au premier chef, de réduire les émissions des gaz à effet de serre (GES) responsables du réchauffement climatique pour atteindre la neutralité carbone en 2050. Autrement dit, en 2050, nos émissions de gaz à effet de serre devront être suffisamment faibles pour être totalement absorbées par les puits de carbone comme les forêts et les océans.
Pour ce faire, la transformation en profondeur de nos économies est une urgence et une nécessité : il faut sortir des productions fossiles, ce qui impose de baisser drastiquement nos consommations d'énergie et de produits manufacturés et de décarboner nos productions. Des conférences sur le climat de l'ONU (COP) à l'Union européenne, en passant par les échelles nationale et régionale, le chemin à suivre semble faire consensus pour répondre à la menace climatique. En France, des objectifs sont déclinés à l'échelle nationale dans le cadre de la Stratégie nationale bas-carbone (SNBC).
Cette stratégie prévoit, d'ici 2050, de réduire drastiquement les consommations (de 50% par rapport à 2012) et de décarboner totalement la production d'énergie. Pétrole, gaz et charbon doivent être remplacés par des sources décarbonées : biomasse, solaire, éolien, hydraulique, géothermie, et éventuellement nucléaire. Cet objectif ambitieux suscite cependant des questionnements : comment organiser la délibération sur les nécessaires choix énergétiques, comment organiser et mettre en œuvre une telle transition énergétique ?
Quelle électricité pour demain ?
L'électricité produite à partir de sources d'énergie décarbonées est amenée à prendre une place majeure dans la production énergétique de demain. En France, elle devrait voir sa part passer à près de deux tiers de la production énergétique en 2050 contre un quart aujourd'hui, selon les orientations prévues dans la SNBC.
Mais quelle électricité ? Le recours au nucléaire soulève des débats clivants dans la société, alors qu'il existe des scénarios sans nucléaire considérés comme techniquement crédibles par des organismes reconnus. Accepte-t-on d'avoir recours aux biocarburants, à l'agri-voltaïsme, à la méthanisation, à la captation de carbone, et si oui, dans quelles proportions ? Quel niveau de développement de l'éolien, sur terre comme en mer, accepte-t-on ?
Les choix sont complexes, aucun mode de production énergétique n'est neutre pour l'environnement sur l'ensemble de son cycle de vie. S'ajoutent également des contraintes d'ordre social, sociétal, économique, stratégique et de conflit d'usage sur l'utilisation des sols. Il s'agit au premier ordre de limiter l'impact environnemental de nos modes de production – consommation de ressources, pollution, déchets, artificialisation des sols, impact sur la biodiversité, etc.
La nécessité de planifier aujourd'hui la production électrique de demain est renforcée par les contraintes inhérentes aux systèmes électriques : sous peine de coupure massive (black-out), un équilibre parfait doit être maintenu à chaque instant entre production et consommation, malgré de faibles possibilités de stockage et d'ajustement de la demande. Les temps longs de construction des installations de production exigent d'anticiper les investissements nécessaires à cet équilibre, en fonction des évolutions prévisibles de la demande, sur plusieurs décennies.
Cette vision prospective de long terme, basée sur des scénarios globaux, a été développée dès 2003 par l'association négaWatt. Elle a proposé un scénario détaillant les consommations par secteur d'activité (industriel, tertiaire, ménages) sur plusieurs décennies et mettant en regard la production nécessaire par filière, en choisissant de ne pas relancer la construction de nouvelle centrale nucléaire et de prioriser la baisse de la consommation, selon son triptyque « Sobriété, Efficacité, Energies Renouvelables ».
Le Réseau de transport d'électricité (RTE) a publié en octobre 2021 six scénarios proposant des trajectoires de production et de consommation détaillées à l'horizon 2050 et conformes aux objectifs de la SNBC. Ces scénarios, soumis à une large concertation, ont été analysés sous l'angle technique, économique, environnemental, sociétal. L'ADEME (Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie) a quant à elle proposé des scénarios plus en rupture, en envisageant notamment une sobriété renforcée.
Tous ces scénarios font ressortir des points de consensus : nécessité de baisser drastiquement la consommation, de développer massivement les énergies renouvelables, de développer la flexibilité de la consommation, le stockage, etc. Mais ils ne permettent pas de trancher certains choix : préférons-nous le risque d'un accident nucléaire et la gestion de déchets irradiés à un développement plus important d'éolienne et de fermes solaires ? Jusqu'à quel point acceptons-nous de changer nos modes de vie pour réduire notre consommation ? Donnons-nous la priorité au développement d'une production plus répartie sur le territoire, quitte à ce qu'elle soit plus chère ? Etc.
Compte tenu de leur complexité et de l'importance de leurs impacts à moyen et long-terme, les choix à opérer dans le cadre de la nécessaire transition énergétique devraient faire l'objet d'une véritable délibération démocratique. Hélas, jusqu'à présent, ils ont résulté de décisions verticales, sans consultation citoyenne autre que de façade. Les différents scénarios évoqués pourraient pourtant permettre d'éclairer un vaste débat public débouchant sur un vote citoyen dont les modalités sont à imaginer.
Au-delà de la nécessaire délibération démocratique sur les choix énergétiques, il faut repenser le fonctionnement même du secteur énergétique. Les politiques européennes de libéralisation ont imposé de soumettre l'électricité à la loi de l'offre et de la demande, la traitant comme une marchandise quelconque. Cette approche purement idéologique, ignorant les caractéristiques élémentaires de l'électricité qui la rendent fondamentalement inadaptée à la concurrence, a mis à mal ce secteur essentiel à la bifurcation énergétique.