« The Brotherhood » : Carolina Bianchi et la fraternité cramée
Attendue, Carolina Bianchi sait qu’elle l’est par tout le milieu du théâtre qui s’est pressé à la naissance du deuxième volet de sa trilogie Cadela Força au Kunstenfestivaldesarts de Bruxelles. Après avoir marqué Avignon avec A Noiva e o Boa Noite Cinderela, elle ne surenchérit heureusement pas, mais livre un spectacle cinglant, déstabilisant et important sur la masculinité dans les arts et au théâtre, sans s’épargner non plus. Attention, ça brûle.
Que faire après ça ? En 2023, la Brésilienne Carolina Bianchi, aussi installée à Amsterdam où elle a suivi une partie de sa formation en théâtre, faisait, dans A Noiva e o Boa Noite Cinderela, l’expérience, chaque soir, de ne plus se souvenir en ingérant la drogue du violeur surnommée, dans son pays natal, « Bonne nuit Cendrillon ». Celle-là même qu’en 2012, elle avait avalée à son insu avant d’être violée. De cela, on ne revient pas. Loin des rituels christiques de celle qui a pourtant changé sa vie, Angélica Liddell – dont elle affirmait dans Libération, le 10 juillet 2023, qu’elle « aura été [pour elle] un point de non-retour », avant d’expliciter : « J’ai vu une femme prendre l’espace dont elle a besoin pour créer sans aucune concession sur la manière dont elle doit dire les choses » –, Carolina Bianchi opérait alors une « résurrection », celle de la mémoire. Voici celle de la « représentation ».
Pour que ce viol advienne, il aura fallu croiser un agresseur et sa masculinité assassine. C’est le sujet du deuxième volet de cette trilogie. Comment la mettre au plateau ? Elle s’y prend à plusieurs reprises, enchainant les prologues parce que l’histoire bégaie : du Purgatoire de Dante Alighieri à un jeune père qui murmure à son bébé qu’il lui transmettra son pouvoir, en passant par le dézingage en règle de ce dont se délecte tout amoureux du théâtre, La Mouette de Tchekhov. Non, il n’est pas possible de trouver du charisme à Treplev, qui « geint » et se « plaint » quand Nina souffre, affirme-t-elle. Les choses sont claires : « La violence comme la poésie ne se corrigent pas », nous dit Carolina Bianchi en citant – et sourçant – Roberto Bolaño dans L’Université inconnue. Alors, elle n’élude ni l’un ni l’autre, les (re)gardant en face et établissant des ponts entre leurs liens ancestraux et destructeurs. Pour l’instant, c’est de là qu’elle parle. C’est sa seule position possible. Comme elle est désormais éveillée, elle peut entamer un dialogue. Ainsi, au bout d’une heure – sur les 3h30 entrecoupées d’un entracte –, elle amorce la « première partie » dans laquelle, bardée d’un monticule de feuilles contenant des questions innombrables, elle accueille un metteur en scène star imaginaire, double troublant de Thomas Ostermeier teinté de tous ceux qui l’ont inspiré : Godard, Marthaler, Brecht, Kantor, Lupa, Castorf… Ça finira mal, en écho à Treplev. Carolina Bianchi est une Nina qui prend la main, en laissant dérouler à son interviewé de beaux discours « contre la bourgeoisie et le fascisme » en même temps qu’il broie ses actrices.
Que les références soient perçues ou non par le public, peu importe. Ce que l’artiste met avec force sur le plateau, c’est l’annihilation des femmes par des hommes, quel que soit le degré de prédation – et fort heureusement, par sa précision de la description de leurs actes, elle opère des distinguos –, au nom de l’art. Ça aurait pu être banal, ce pourrait être un règlement de comptes, mais ce serait trop simple et bien peu intéressant. En ne restant pas en bordure pour manipuler le jeu comme eux, en étant présente à tous les niveaux de l’élaboration du spectacle, comme ses consœurs, souvent, le sont aussi – « écrivaine, metteuse en scène et actrice », revendique-t-elle, dans cet ordre, pour elle-même –, Carolina Bianchi empoigne son sujet sans être débordée ni engloutie. La pensée prédomine sur les actes. Les mots constituent la structure fondamentale de ce chapitre largement étayé par son travail de recherche universitaire. En empilant les évocations d’autres destins que le sien – Ana Mendieta, Sylvia Plath, Gisèle Pélicot, Perséphone et surtout Sarah Kane, dont elle aurait tant aimé être l’héroïne –, Carolina Bianchi ne fabrique pas un catalogue, mais tisse, sans cri ni rage, avec force et clarté, une histoire de la violence des uns contre les unes et questionne le regard. Comment les a-t-on regardées ces femmes meurtries ou mortes ? Les a-t-on seulement vues ? Que regarde-t-on, et surtout qui, quand le prestigieux (et par ailleurs passionnant) Leopold Museum autrichien propose en 2010 une rétrospective d’Otto Muehl, co-fondateur du mouvement pictural de l’Actionnisme viennois et condamné à sept ans de prison pour pédophilie ? Comment est-il possible que nous regardions et écoutions avec tant d’admiration et de déférence ceux qu’elles nomment les « maîtres » et qu’elle choisit de brûler ici ?
La question est centrale, et ne laisse pas indemne, mais ne serait pas si perturbante si elle n’était pas teintée des propres paradoxes de Carolina Bianchi qu’elle expose sans fard : comment a-t-elle pu tant aimer Jan Fabre ? Comment se débrouiller, maintenant, avec le fait d’être partie intégrante de cette confrérie de théâtre dont elle obtient des « récompenses » ; d’autant plus qu’elle répond à ce qu’on lui demande : aller plus loin dans son sujet, en faire la promotion permanente et, si possible, « divertir » ? Car, le viol, ça va bien cinq minutes, semblent nous dire ces hommes alignés comme à la Cène après l’entracte, qui citent son travail universitaire en s’accordant le droit d’en modifier, sans son accord, quelques passages pour « plus d’espoir ». Mais, là encore, Carolina Bianchi affronte une contradiction : elle aussi sature du mot « viol », qu’elle dit avoir trop répété, dégoûtée d’être prisonnière de ses thèmes. Sauf qu’il lui est impossible de faire autrement. Et qu’il n’y a pas de guérison à l’horizon. Ni de réconfort à trouver dans une supposée sororité, ce terme qui, selon elle, a le parfum du néolibéralisme et de la concurrence, quand celui de fraternité n’a plus le moindre sens, accouplé au « socialisme, au capitalisme, aux Jeux olympiques, aux festivals… ». C’est cela qu’elle pose avec une simplicité quasi clinique sur le plateau, suffisante pour que son propos soit audible et pas dégoulinant ni gluant.
Avec seulement quelques accessoires, des toiles peintes et des écrans vidéo où s’inscrivent, entre autres, ses pensées muettes, elle peut montrer son sexe, dont elle reste désormais en bordure après y avoir introduit une caméra dans le premier chapitre. Puisque tout est cadré, que les mots ont une puissance de feu, elle peut alors refermer cet opus et laisser les hommes pleurer. Le « Let a boy cry » de la chanteuse pop italienne Gala, dont les paroles ont émaillé cette création, résonne lors des applaudissements, non comme une facilité pour s’attirer une standing ovation, mais pour reprendre le cours de la vie, pour respirer à nouveau après cet intense spectacle qui laissera des traces durables.
Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
The Brotherhood – Trilogia Cadela Força – Capítulo II
Concept, textes et mise en scène Carolina Bianchi
Avec Chico Lima, Flow Kountouriotis, José Artur, Kai Wido Meyer, Lucas Delfino, Rafael Limongelli, Rodrigo Andreolli, Tomás Decina, Carolina Bianchi
Collaboratrice dramaturgie et recherches Carolina Mendonça
Dialogue théorique et dramaturgique Silvia Bottiroli
Traduction anglaise Marina Matheus
Traduction française Thomas Resendes
Direction technique, création sonore et musique originale Miguel Caldas
Assistant mise en scène Murilo Basso
Scénographie Carolina Bianchi, Luisa Callegari
Direction artistique et costumes Luisa Callegari
Création lumières Jo Rios
Vidéos et projections Montserrat Fonseca Llach
Résurrection chorégraphique du prologue et conseiller mouvements Jimena Pérez Salerno
Camera live et soutien artistique Larissa Ballarotti
Stagiaire Fernanda Libman
Régie générale et soutien à la production AnaCris MedinaProduction Metro Gestão Cultural ; Carolina Bianchi Y Cara de Cavalo
Coproduction KVS, Theater Utrecht, La Villette, Festival d’Automne à Paris, Comédie de Genève, Internationales Sommer Festival Kampnagel, Les Célestins – Théâtre de Lyon, Kunstenfestivaldesarts, Wiener Festwochen, Holland Festival, Frascati Producties, HAU Hebbel Am Ufer, Maillon – Théâtre de Strasbourg
Avec le soutien de la Fondation Ammodo et du Tax Shelter du Gouvernement fédéral belge via Cronos InvestDurée : 3h30 (entracte compris)
KVS, Bruxelles, dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts
du 9 au 12 mai 2025Volkstheater, Vienne, dans le cadre du Wiener Festwochen
les 1er et 2 juinHolland Festival, Amsterdam
du 18 au 20 juinGREC, Barcelone
les 11 et 12 juilletBiennale de la danse de Venise
du 18 au 20 juilletKampnagel Sommerfestival, Hambourg
du 14 au 16 aoûtHAU, Berlin
les 30 octobre et 1er novembreThéâtre des Célestins, Lyon
du 6 au 8 novembreMaillon, Théâtre de Strasbourg
du 13 au 15 novembreLa Villette, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 19 au 30 novembreLa Comédie de Genève
du 22 au 25 avril 2026
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