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« Lisière », l’écoféminisme sur le fil

14 mai 2025 à 06:00
Lisière de Lucie Brandsma

Photo Danica Bijeljac / Collectif GWEN

Inspirée de l’histoire vraie d’une femme qui vécut loin de toute vie humaine dans une forêt des Cévennes, la pièce de Lucie Brandsma se donne comme le récit initiatique d’une adolescente qui, en fuyant le monde, croise la route d’un collectif écoféministe.

Avec sa nouvelle création – qui a vu le jour en novembre dernier au Théâtre Antoine Vitez, à Ivry-sur-Seine –, le Collectif GWEN continue son travail autour de textes d’autrices modernes ou contemporaines. Dans Lisière, l’écriture comme la mise en scène sont assurées par Lucie Brandsma, l’une des co-directrices artistiques du collectif. Et, après Des filles sages, co-écrit avec Mélissa Irma – pièce lauréate de l’Aide nationale à la création de textes dramatiques d’Artcena –, l’artiste s’essaie ici à un conte écoféministe. Récit d’apprentissage, Lisière suit la trajectoire de Julie, 14 ans.

Dans la séquence introductive du spectacle, l’adolescente est seule en scène. La jeune femme est en fuite et, tandis que gronde le tonnerre, que des lumières zèbrent la scène, l’on comprend par son monologue qu’elle souhaite, grâce à cette fugue éperdue dans la forêt, échapper à une vie familiale toxique. C’est ainsi qu’elle débarque aux abords d’une petite communauté de femmes et de personnes non-binaires. Du noir du plateau l’on bascule alors dans un lieu joliment agencé, les différentes zones de la scène ménageant les multiples espaces de vie qui constituent l’habitat du collectif : à jardin, de la terre et quelques outils signifient le potager ; à cour, une cabane décorée avec des plantes offre un coin pour se reposer ; au centre, trônent la cuisine et la table où les réunions, les discussions et autres repas de fête se tiennent. C’est dans cette scénographie aux lumières douces et aux espaces habilement organisés, où fleurs et plantes se mêlent aux lampes de guinguettes, que l’on va suivre la rencontre de Julie avec le collectif.

En son sein, il y a Otseme, Senda, Belagile et Déborah. Ces personnages un brin trop dessinés, au risque parfois de la caricature avec leur côté galerie de portraits, vont accueillir Julie – qu’elles renomment Luceta. Avec infiniment de bienveillance et de patience, les membres de la troupe accompagnent – chacune selon son tempérament – l’adolescente si taiseuse. La jeune femme, qui a atterri dans ce lieu le plus reculé parmi les habitations alentour, refuse de retourner d’où elle vient. Le spectacle nous la montre en train de prendre progressivement ses marques au sein de la petite communauté, mais aussi dans la forêt qui la borde. Car ces habitats – le collectif préférant ce terme à celui de « maison » – se situent à la lisière entre un monde – notre société – que toutes fuient pour des raisons diverses, et une forêt plus profonde, qui n’est pas exempte de danger. Y rôde en effet une « enforestée », dont le choix de vie fascine Julie. Cette femme ayant coupé tout lien avec la société humaine depuis plusieurs années – et dont on apprendra qu’il s’agit de la sœur d’Otseme – suscite au sein même du collectif des sentiments multiples : peur, empathie, inquiétude.

La lisière, cet espace de marge et de bordure autant que de frontière, est donc ici au centre. Et c’est le temps que passera Julie dans cette zone limite qui va lui permettre de décider de tracer sa propre voie, du côté de l’enforestée. À ces deux périodes, celle dans la communauté et celle dans la forêt, qui structurent la pièce, répondent deux atmosphères et scénographies différentes. La première, sans être réaliste, signifie le quotidien de ces femmes, le donne à voir dans tout ce qu’il a de plus trivial – voire de plus cliché quant à la vision du fonctionnement d’un collectif (avec l’incontournable météo des émotions). Là où cette première partie peine à convaincre, le portrait de la communauté avec ses rituels, ses personnages très explicites et sans réelle profondeur frôlant la caricature par son approche de surface de l’écoféminisme, la seconde se révèle plus intéressante formellement.

Le lieu de vie cède la place à un chemin de terre et à une forêt – projetée en vidéo, notamment sur des voiles blancs. L’échappée de Julie, avec le collectif et les gendarmes à sa suite, donne lieu à une séquence onirique, où la forêt prend le pas sur les corps et les présences. Si les projections vidéo d’arbres et de forêts stylisés ne se révèlent pas indispensables, cette bascule offre néanmoins une vision moins prosaïque et littérale, plus trouble et ambiguë. La quête de Julie acquiert alors un autre relief et son aspiration à une autre vie – dont les motivations profondes demeureront volontairement secrètes – signale, sans juger, la possibilité pour chacun·e de choisir son parcours, sa vie, aussi radicale soit-elle. Et que, pour cela, les lieux refuges, à la lisière, sont essentiels.

caroline châtelet – www.sceneweb.fr

Lisière
Texte et mise en scène Lucie Brandsma
Avec Thomas Harel, Mélissa Irma, Maïa Le Fourn, Théodora Marcadé, Nabila Mekkid
Collaboration artistique Thomas Harel, Mélissa Irma
Création lumière Mathilda Bouttau
Création musique et son Nabila Mekkid, Estelle Lembert, Louise Blancardi
Création vidéo Thomas Harel
Création costumes Paloma Donnini
Scénographie Collectif GWEN, Pierric Verger
Graphisme Peter Brandsma

Production Collectif GWEN
Coproduction Théâtre Antoine Vitez – Ivry-sur-Seine ; Théâtre Jean Vilar – Vitry-sur-Seine ; ECAM – Kremlin Bicêtre ; Théâtre André Malraux – Chevilly-Larue ; Centre culturel Jean Houdremont – La Courneuve ; L’Entre deux – Lésigny ; Théâtre Dunois – Paris ; Étoile du Nord – Paris
Avec le soutien en résidence du Théâtre de Choisy-le-Roi, scène conventionnée d’intérêt national art et création pour la diversité linguistique, de La Grange Dimière – Fresnes et du Studio-Théâtre de Stains
Avec l’aide de la DRAC Île-de-France, de la Région Île-de-France, du Département du Val-de-Marne, de la Spedidam et de l’Adami

Le texte est lauréat du dispositif La Vie devant Soi.

Durée : 1h30
À partir de 12 ans

Vu en mars 2025 au Théâtre Dunois, Paris

L’Étoile du Nord, Paris
du 13 au 16 mai

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Magali Chabroud, la poétique de la relation

14 mai 2025 à 06:00

Magali Chabroud – crédit DR

À la tête de la compagnie blÖffique théâtre, Magali Chabroud s’invite dans des espaces publics ou, plus largement, non dédiés à la représentation. L’autrice et metteuse en scène y déplie avec son équipe une poétique et une éthique de la relation, où l’imaginaire compose tout en finesse et en intelligence avec le réel.

« Il faut qu’on imagine des projets artistique adaptés, qu’on arrive à s’immiscer dans ce contexte. Mais il ne faut plus reporter. » Répétée par deux fois au cours de l’entretien par Magali Chabroud, cette position résume – au-delà du sentiment d’épuisement que suscite la période incertaine – au plus juste ce que tente d’appliquer le blÖffique depuis la fin du printemps 2020. Car passées la stupeur et les annulations du premier confinement, la compagnie a décidé de tout mettre en œuvre pour continuer à travailler et répéter. Actuellement plusieurs spectacles sont en préparation. Outre un projet au long cours pour un quartier de Lyon; la suite de l’aventure de Correspondance de quartier – projet de territoire re-contextualisé pour chaque lieu investi –; l’équipe s’est attelée à une nouvelle création jeune public.

Alors bien sûr, pour toutes ces propositions il a fallu s’adapter, jongler, composer tant dans le dialogue avec les structures programmatrices et partenaires qu’avec les spectateurs impliqués dans la conception des spectacles et dans leurs modes de restitution. Mais tant que les enjeux de chaque projet sont conservés, l’autrice et metteuse en scène Magali Chabroud affirme sa volonté de continuer. Pour La Ville du chat obstiné, spectacle à destination exclusive des enfants qui en réunira trente, âgés entre huit et onze ans, l’autrice et metteuse en scène confie qu’on lui a demandé lors de rendez-vous initiaux si le projet était « covid-compatible. » « Par réflexe, j’ai répondu « oui » en me disant que nous trouverions des idées. Nous travaillons avec des groupes d’enfants et nous voyons au fur et à mesure ce qu’il est possible d’inventer. »

Cette création, qui en partant pister un chat errant s’intéresse aux usages que les enfants font de la ville, est en résidence d’écriture et d’expérimentation depuis plusieurs mois. Magali Chabroud précise qu’il s’écrit « comme une écriture de plateau, mais pour l’espace public » et en ménageant une grande place aux spectateurs auxquels il s’adresse. « Les enfants sont considérés comme l’un des partenaires de la représentation au sens fort. Tous les rendez-vous de recherche et répétitions se font avec eux. » La Ville du chat obstiné s’invente donc à hauteur d’enfants dans un dialogue étroit. « L’idée est de les entraîner dans une pratique de la ville qui soit la plus libre possible, qui respecte leur autonomie, les connaissances qu’ils ont de ces espaces publics comme les vies qu’ils y mènent. » Loin de vouloir leur apprendre ou leur enseigner ce que nous, adultes, saurions de ces espaces, l’artiste souhaite tisser « un rapport d’échanges et de comparaison d’expériences. Reconnaître les différences entre eux et nous et les légitimer.

À bien y regarder ce spectacle, tant par sa forme déambulatoire, sa jauge réduite, que par sa manière de penser la place du spectateur ainsi que l’adresse à ce dernier (dans le processus d’écriture comme dans celui de monstration), est emblématique du travail mené par le blÖffique. Ainsi qu’intimement lié au parcours de Magali Chabroud … Ayant commencé en tant que comédienne dans le champ du théâtre contemporain (et en salles), l’artiste se souvient d’un sentiment de frustration. « J’avais le sentiment que l’essentiel des propos et de la proposition – quelque inventifs et riches qu’ils soient – étaient récupérés par le fait que la majorité des spectateurs étaient conscients du type d’expérience qu’ils allaient vivre. Il y avait une récupération par le lieu de tout ce que nous pouvions proposer.

Jouant dans des espaces publics, la comédienne y découvre un potentiel d’expérimentations stimulant, et la capacité de « réactiver tous les rapports et les discours portés et proposés. ». Après avoir suivi la FAIAR – Formation Avancée et Itinérante des Arts de la Rue (Marseille), elle crée en 2006 le blÖffique théâtre pour y tracer avec d’autres artistes et collaborateurs sa voie personnelle. « La place du public dans les espaces non dédiés à la représentation me fascine. Une infinité de positions peut lui être proposée – d’entrer dans l’image à être chorégraphié dans sa posture de spectateur jusqu’à devenir partenaire de l’écriture – qu’il peut accepter ou refuser.

Aujourd’hui, l’invention de modes de relation particuliers aux spectateurs est devenu pour le blÖffique un élément essentiel de l’écriture et de la dramaturgie. « Cela constitue le point de départ. Après c’est une question que tout le théâtre contemporain ne cesse de poser. Mais l’enjeu de la place du public et de la relation est repositionnée de manière fondamentale par les espaces non dédiés et la prise en compte du contexte de la représentation. Nous ne jouons jamais de nuit et le réel qui nous entoure est toujours à vue : l’imaginaire que nous proposons n’exclut pas le réel, il se vit en parallèle de celui-ci. » Ce geste impose de s’interroger sur « comment mettre en scène l’état, la relation au spectateur plus que ce qu’il voit ou entend.

Si La Ville du chat obstiné (comme les autres projets en cours) est promis à une jolie tournée – du Théâtre des Aires de Die au Festival In de Chalon dans la rue, en passant par Lieux publics à Marseille, Magali Chabroud ne cache pas son inquiétude sur la situation actuelle. « Cette qualification de « non-essentiels » est un terme que nous n’avons pas fini de penser. Voir qu’aucune négociation n’aboutit pour une réouverture et qu’il est possible – bibliothèques mises à part – de n’avoir aucune vie culturelle en France pendant des mois va nous marquer pour longtemps. Que cela ait été accepté socialement constitue symboliquement un recul énorme. Et je crains que nous ne mettions du temps à mesurer ce que ces mesures délégitiment, comme à le reconquérir… 

Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr

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