Pour les droits des travailleurs migrants en Arabie saoudite, que peut faire la solidarité internationale ?

Derrière les projets de grande ampleur de l'Arabie saoudite visant à embellir son image aux yeux de la communauté internationale, comme la Coupe d'Asie des nations de football en 2027, les Jeux asiatiques d'hiver en 2029, la Coupe du monde de football en 2034 et le projet de ville futuriste « NEOM », se cache une réalité bien plus sombre : des milliers de travailleurs migrants subissent dans ce pays des violations de leurs droits et sont exposés à des discriminations récurrentes.

« C'est de la responsabilité des travailleurs de s'unir avant qu'il ne soit trop tard. Tant que les travailleurs à l'étranger peuvent se plaindre, écrire des lettres, se syndiquer… Il faut le faire et ne pas se taire », affirme à Equal Times Lina Al Hathloul, chargée de plaidoyer pour l'ONG ALQTS qui défend les droits humains en Arabie saoudite.
Déplacements forcés, expropriations de terres autochtones, conditions de travail mortelles, condamnations à mort des réfractaires, en lien avec ces titanesques projets de construction, sont régulièrement dénoncés, partout dans le monde, par les ONG et les organisations des travailleurs qui critique également une forme de « blanc-seing » accordé au royaume saoudien, par certains dirigeants de la planète.
Discrimination, abus et violations des droits des travailleurs migrants
Plus de 12 millions de travailleurs migrants se trouvent en Arabie saoudite. Ils représentent ainsi plus de 50% de la force de travail du royaume. N., 24 ans, vit et travaille dans un entrepôt en Arabie saoudite depuis 2021. Le salaire de ce Népalais équivaut à la moitié de celui de ses collègues saoudiens : « À poste égal, ils vont payer en fonction de la nationalité, de la couleur et de la religion, c'est de la discrimination », s'indigne-t-il. Ces salaires bas poussent les travailleurs migrants à travailler davantage et « à courir après l'argent » au dépens de leur santé mentale : « On a le droit à 22 jours de vacances tous les deux ans. C'est trop long. Le migrant ne devrait pas sentir qu'il est loin de son pays, qu'il est en train de perdre sa culture », explique-t-il à Equal Times.
Des travailleurs migrants sont également régulièrement arrêtés et expulsés et se voient privés de leurs salaires ou de soins.
Depuis le début du projet NEOM en Arabie saoudite, 21.000 travailleurs migrants seraient ainsi morts selon le documentaire Kingdom Uncovered : Inside Saudi Arabia, diffusé par la chaîne britannique ITV, et 100.000 seraient portés disparus selon Hindustan Times, et une enquête du Guardianaffirmait qu'en 2022 « plus de quatre Bangladais mourraient chaque jour en Arabie saoudite ».
Bien qu'une réforme de la loi saoudienne en 2021 a mis fin en partie à la « kefala », un système de parrainage qui lie l'employé à l'employeur, les pratiques perdurent. « Le mot a été retiré de la loi, mais dans les pratiques ça existe toujours », explique Hind Ben Ammar, secrétaire exécutive de la Confédération syndicale arabe, affiliée à la Confédération syndicale internationale (CSI) qui représente plus de 191 millions de travailleurs et de travailleuses à travers le monde.
Et pourtant, la FIFA a confirmé en décembre 2024 l'attribution de la Coupe du monde 2034 à l'Arabie saoudite. Une décision que regrettent de nombreuses organisations dans une déclaration commune avec Amnesty international. « Ils [les dirigeant de la FIFA] n'ont consulté aucune organisation mondiale pour les droits humains, ils n'ont fait état d'aucun des rapports sur les droits humains disponibles sur Internet, ils n'ont par exemple pas mentionné l'Organisation international du travail, ni comment les travailleurs migrants seraient impactés », explique à Equal Times Andrea Florence, directrice de Sport and Rights Alliance, coalition de neuf organisations de défense des droits dans et par le sport.
Faire pression sur la communauté internationale
Dans ce contexte, le rôle de la communauté internationale est primordial pour faire pression sur les autorités saoudiennes, mais aussi sur les entreprises et les institutions occidentales qui participent aux différents projets annoncés par le royaume saoudien : « la CSI est une confédération puissante, elle est présente aux instances des Nations unis, aux sommets du G20, c'est là qu'il faut faire pression. La question c'est ‘comment ?'. Par le dialogue social ou par une campagne comme avec le Qatar [comme en 2011] ? », s'interroge Hind Ben Ammar.
Selon elle, le premier pas doit être entrepris par les syndicats des pays qui envoient leurs ressortissants en Arabie saoudite comme la Somalie, le Bangladesh, l'Inde ou le Pakistan :
« Les Saoudiens ont besoin de ces travailleurs (…) il faudrait que nos syndicats là-bas jouent un rôle au niveau national, qu'il n'acceptent pas les agréments de travail qui n'ont pas les conditions minimum d'un travail décent et qu'ils n'acceptent pas que leurs propres ressortissants partent travailler en Arabie saoudite sans protection », explique-t-elle.
C'est dans ce sens qu'a agi la branche régionale de la CSI en Afrique (CSI-Afrique) qui représente 18 millions de travailleurs africains en soumettant, en novembre 2024, aux Nations unies contre les pratiques de travail en Arabie saoudite. Ils ont également écrit au président de la Confédération africaine de football, lui demandant de « contraindre la FIFA à respecter son engagement en matière de droits de l'homme tel qu'il est inscrit dans ses statuts ».
Sport and Rights Alliance essaie pour sa part de faire pression sur la Suisse, pays siège de la FIFA : « Nous espérons réussir à mobiliser les citoyens suisses afin d'ajouter dans la loi l'obligation de mise en œuvre du devoir de diligence en matière de droits humains pour les entreprises y compris les institutions sportives qui sont de fait de grosses entreprises presque toutes basées en Suisse », annonce Andrea Florence.
Les entreprises et les investisseurs étrangers ne peuvent fermer les yeux
Avec l'ONG ALQTS, la FIDH fait tout un travail de veille et d'information auprès des entreprises qui sont de potentiels ou futurs investisseurs sur les projets du royaume saoudien. Elle vérifie ainsi que celles-ci ont bien mis en œuvre leurs obligations au regard du devoir de vigilance auxquelles sont soumise notamment les entreprises françaises (La loi française n°2017-399). Cette loi non-contraignante « ne dit pas qu'il est interdit de commettre des violations, elle dit : ‘vous devez faire un rapport dans lequel vous expliciter les mesures que vous prenez pour ne pas participer à des violations' », indique Antoine Madelin, directeur du plaidoyer international à la FIDH.
Selon lui, il est très compliqué pour un travailleur de pouvoir reconnaître la responsabilité d'une entreprise étrangère devant un tribunal français. Ainsi, les plaintes déposées en 2018 notamment par l'association Sherpa et le comité contre l'esclavage moderne contre Vinci au Qatar, sont toujours en cours d'instruction. « Cela vous montre que ce n'est pas la priorité », explique-t-il.
Néanmoins, « compte tenu du risque pénal, quand bien même il est minime, les entreprises sont sensibles. Et nous, on en profite pour faire bouger les lignes et engager des conversations avec elles sur ce qu'elles mettent en place [pour améliorer les conditions de travail, ndlr] pour qu'on puisse regarder si c'est crédible, pertinent ou si c'est de l'esbroufe », ajoute-t-il.
Grâce à ce travail d'alerte, certaines entreprises s'informent avant de signer un contrat avec l'Arabie saoudite.
Solar Water Plc, qui s'était engagé à produire de l'eau douce propre et respectueuse de l'environnement sur le site de NEOM, s'est carrément retiré du projet. Dénonçant le « greenwashing », les violations des droits humains, et le déplacement des autochtones, Malcom Aw, le CEO de l'entreprise britannique, essaie d'alerter depuis d'autres dirigeants d'entreprises sur la situation et espère que des voix connus s'élèveront contre ces pratiques.
La FIDH de son côté appelle à diligenter des enquêtes indépendantes en Arabie saoudite. Or aucune organisation des droits humains n'a accès à l'Arabie saoudite et les contacter depuis le royaume est considéré comme un crime en lien avec le terrorisme.
Les travailleurs occidentaux : un rôle à jouer
De la même manière, il est impossible de faire grève en Arabie saoudite : « Elles [les autorités saoudiennes, ndlr] ne sont même pas ouvertes pour parler de syndicat représentatif, de travailleurs qui s'organisent pour faire grève ou de quelconques revendications… Et c'est ça vraiment qui nous fait peur. Car quand les personnes sont livrées à elles-mêmes, qu'elles ne sont pas organisées. Qu'il n'y ait pas de mouvement syndical représentatif, cela signifie que c'est ‘chacun pour soi' », s'inquiète Hind Ben Ammar.
C'est justement pour tenter de rassembler et porter la voix de sa communauté que Bhim Shrestha a co-fondé en 2020 Shramik Sanjal, une organisation qui informe, éduque et prête main forte aux travailleurs migrants népalais dans les pays du Golfe et en Malaisie. Son organisation basée à Katmandou, a notamment signé la déclaration commune avec Amnesty international.
Bhim Shrestha est convaincue que les travailleurs occidentaux qualifiés qui viennent en Arabie saoudite ont un rôle à jouer : « Je leur demande de ne pas juste se concentrer sur le travail et sur comment profiter de leur bien-être, mais de permettre à d'autres d'avoir de bonnes conditions de travail. Je ne leur demande pas d'être des activistes, mais de supporter les autres travailleurs et d'informer leur manager de la situation réelle des travailleurs migrants ».
Des propos que rejoint R., Népalais de 39 ans, en Arabie saoudite depuis 17 ans : « Les travailleurs étrangers sont les seuls à pouvoir raconter ce qui se passe sur les chantiers des giga-projets de l'Arabie saoudite, comme NEOM. Ils ont à minima la possibilité de faire remonter ces informations », affirme-t-il à Equal Times.
C'est notamment ce qu'on fait certains salariés d'EDF en France. Constatant à l'annonce du projet, les manquements et violations des droits humains, les personnels syndiqués ont essayé « d'imaginer un droit de retrait environnemental et sociétal », explique Jean-Yves Segura, syndicaliste Force Ouvrière (FO) à l'initiative de cette demande. Celle-ci n'a cependant pas abouti : « On nous a dit que c'est la tête de l'entreprise, en lien avec l'État français, qui a décidé qu'on [EDF] doit être partenaire avec l'Arabie saoudite. Qu'on avait fait notre travail d'alerte et qu'il ne fallait pas remuer le couteau dans la plaie, car même les agents [les employés d'EDF-hydro] sont divisés », explique Jean-Yves Segura.
Pour Andrew Daley un responsable de Architectural Workers United une organisation d'architectes aux Etats-Unis, le poids de la lutte ne devraient pas retomber sur les salariés, mais sur leurs employeurs. « Les employeurs ne devraient pas accepter des contrats qui entrainent des violations des droits humains. Cependant, aux Etats-Unis notamment, les employeurs ne parlent pas avec leurs employés et ne sont pas obligés de le faire », explique-t-il. « Les employés risquent juste de devoir partir de l'entreprise s'ils refusent de travailler sur un projet », regrette-t-il.
En attendant la création d'une éventuelle Task Force syndicale qui soutiendrait les travailleurs migrants, les ONG et les organisations syndicales cherchent donc à sensibiliser au maximum les différents acteurs impliqués dans les nombreux projets, et leur gouvernement. « La pression internationale et le tapage fonctionnent », assure Antoine Madelin. « Aujourd'hui, on a une fenêtre d'opportunités ou pas mal de choses peuvent être faites », ajoute-t-il.
Pour Lina Al Hathloul de l'ONG ALQTS l'enjeu principal va au-delà des conditions des travailleurs migrants : « C'est un problème de gouvernance. On accepte inconditionnellement l'argent saoudien, mais aussi l'absence d'État de droit. Si demain Mohammed ben Salmane a assez de pouvoir, il pourra aussi se retourner contre les sociétés étrangères et occidentales. L'État de droit étant inexistant, rien de l'arrêtera. Et ça, c'est problématique pour le monde entier », conclut-elle.
Cet article, initialement paru le 18 mars 2025 sur le site d'Equal Times, est reproduit ici dans le cadre d'un accord de partenariat éditorial.