Angkor : percer les secrets des chefs-d’œuvre de bronze khmers

L’esthétique raffinée des bronzes de l’ancien royaume d’Angkor a tout pour fasciner. Mais quels secrets techniques ont permis d’arriver à ces chefs-d’œuvre de l’art khmer ? Alors que vient d’être publiée une véritable encyclopédie consacrée aux techniques de fabrication des bronzes anciens, et que le musée Guimet (Paris) s’apprête à inaugurer l’exposition « Bronzes royaux d’Angkor, un art du divin », une équipe de chercheurs impliqués dans chacun de ces projets dévoile des découvertes récentes qui ouvrent un nouveau chapitre dans la compréhension de la métallurgie du cuivre au temps d’Angkor.
Une statue en bronze – ou plus généralement en alliage à base de cuivre – est souvent un objet techniquement complexe, fruit d’une succession de nombreuses séquences : fabrication d’un ou plusieurs modèles, conversion du modèle en métal, assemblages, finitions et décors. De ce fait, une statue en bronze est potentiellement dépositaire d’une grande accumulation de savoir-faire, dont la nature et la quantité varient allégrement au gré des sociétés humaines, voire au sein d’un même atelier.
Caractériser les techniques de fabrication d’une statue en bronze et les matériaux dont elle est constituée et, par là, les savoir-faire, est dès lors susceptible d’offrir un éclairage riche d’informations sur le groupe humain dont elle est issue. Informations dont une large communauté est potentiellement friande : archéologues, anthropologues, historiens, aussi bien que chargés de collections muséales voire de justice.
Revers de la médaille, parmi les nombreuses séquences de fabrication qui se succèdent avant de parvenir à l’objet final, seule l’ultime étape ou les toutes dernières se livrent à l’œil de l’examinateur : tout le travail de l’artisan est précisément, le plus souvent, de gommer les traces de fabrication, pour offrir un produit poli fini. À quoi il convient d’ajouter les altérations du temps. Étudier les techniques de fabrication d’un bronze revient ainsi à relever une coupe stratigraphique au sein de couches archéologiques qui, pour la plupart, ont disparu.
La complexité de cet objet d’étude, son cloisonnement académique fréquent (les statuaires antique et médiévale, statuaire d’Asie, etc.) et la variété des profils des chercheurs impliqués – métallurgistes, restaurateurs, archéologues, historiens, artisans, artistes – ont fatalement, et heureusement, généré des approches méthodologiques très variées.
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Un guide pour faire parler les bronzes
Tenter d’inventorier et de thésauriser sur cette diversité et, soyons honnêtes, d’y mettre un peu d’ordre, telle est la tâche que s’est assignée pendant près de dix ans un groupe d’une cinquantaine de spécialistes de la statuaire en bronze, d’horizons et de cultures très différents, répondant au doux nom de CAST :ING(Copper Alloy Sculpture Techniques and history : an International iNterdisciplinary Group – Sculpture des alliages de cuivre : un groupe international interdisciplinaire).
Le résultat est un guide de bonnes pratiques récemment publié en ligne, qui s’adresse, sinon au grand public, du moins à des amateurs non nécessairement spécialistes.

On y apprend quelles sont les différentes techniques de fabrication que la recherche a pu mettre en évidence, sous des angles rarement abordés, comme les durées relatives des différentes étapes. On y apprend à détecter, à caractériser et à interpréter les éventuels stigmates techniques présents sur ou dans une statue en bronze, avec de fréquentes mises en garde sur les biais possibles. De nombreux conseils pratiques sont prodigués pour permettre d’évaluer le temps et les moyens analytiques à mettre en œuvre pour aborder tel ou tel aspect.
Enfin, un vocabulaire technique anglais, français, allemand, italien et chinois permet de se repérer dans la jungle des termes spécialisés, dûment référencés par des sources bibliographiques modernes et historiques.
Lire un bronze, c’est aussi lire une société
Plus qu’un simple manuel technique, ce travail collectif invite à repenser l’étude de la statuaire en bronze. Celle-ci gagne beaucoup à dépasser la seule autopsie méthodique d’un corps sans vie, pour s’intéresser à toute la chaîne opératoire ayant présidé à sa fabrication et à l’environnement culturel, économique et politique dans lequel cette chaîne s’inscrit.
Malheureusement, une telle approche, dite « technologique », nécessite un ensemble de conditions qu’il est souvent difficile de réunir. Il n’est pas rare en effet que la statue souffre d’une contextualisation trop indigente pour permettre une attribution chronologique et géographique satisfaisante. Mais surtout, l’effort de recherche que cette approche dépasse largement les capacités des équipes habituellement en charge de ce genre d’étude, tant en termes de compétences que de moyens disponibles.
À cet égard, le programme de recherche LANGAU fait figure de perle rare. Mis en place par l’École française d’Extrême-Orient (Efeo) à partir de 2016 et s’appuyant sur de nombreux partenaires, dont le Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), il vise à caractériser la métallurgie du cuivre dans le royaume khmer angkorien (IXe-XVe siècles), depuis la mine jusqu’à l’objet fini. Et de remonter à rebours toute la chaîne opératoire, témoins archéologiques et épigraphiques à l’appui.
Une autre image du bronze angkorien émerge
On croyait tout connaître des productions en cuivre et alliages angkoriennes, statuaire et objets rituels issus de la fonderie, systématiquement coulés en bronze, alliage de cuivre et d’étain. Or, voici que de nouvelles typologies et/ou formulation d’alliages font leur apparition. Ainsi de tout un arsenal de vaisselle et de décors architecturaux ouvragés en cuivre non allié martelé, tel que révélé par le travail de doctorat en cours de Meas Sreyneath à l’Université Paris Nanterre. Ou encore tous ces parements de cuivres et bronzes monumentaux, possiblement dorés, qui décoraient l’intérieur de certains temples.
Une image nouvelle des échelles de production se construit petit à petit, plaçant le cuivre et ses alliages au sein d’une véritable production de masse. Il aura ainsi fallu plus de quatre tonnes de cuivre pour décorer les seuls murs intérieurs de la – somme toute, petite – tour sanctuaire centrale du temple de Ta Prohm (fin XIIe-début XIIIe siècles), à Angkor, nous dit Sébastien Clouet, jeune docteur en archéologie de Sorbonne Université très impliqué dans le programme LANGAU.

Et quoi d’autre qu’un système centralisé et très hiérarchisé, sous la férule du roi d’un immense royaume couvrant une grande partie de l’Asie du Sud-Est continentale, pour organiser un tel flot de métal ? C’est ce que les textes et l’épigraphie révèlent peu à peu. C’est aussi ce que l’archéologie a récemment mis en évidence avec cet atelier de fonderie installé directement contre un des murs du palais royal à Angkor, au XIe siècle, et que les études pluridisciplinaires (archéologie, archéométallurgie, géologie, pollution des sols, etc.) s’emploient aujourd’hui à caractériser : un atelier de fabrication donc, une étape de plus dans la chaîne opératoire.
Restait la question des matières premières, dans un paysage cambodgien jusqu’alors exempt de ressources en cuivre. Il fallait monter jusqu’en Thaïlande ou dans le centre du Laos pour s’approvisionner, sans véritable garantie ni historique ni archéologique pour la période angkorienne.
À partir de 2021, des recherches sur des archives coloniales souvent inédites, des prospections et des fouilles archéologiques ainsi que des caractérisations géologiques et archéométallurgiques ont permis de mettre au jour un formidable complexe minier et métallurgique de plus de 500 km2, à moins de 200 km de la capitale angkorienne. Calculs thermodynamiques à l’appui, les premières estimations de production de la seule zone étudiée évoquent d’emblée 15 000 tonnes de cuivre, d’après Sébastien Clouet.
Une telle success story ne pouvait pas laisser indifférent le monde des musées. Du 30 avril au 8 septembre 2025, le Musée national des arts asiatiques Guimet accueille l’exposition « Bronzes royaux d’Angkor, un art du divin ». Aux côtés de plus de deux cents statues, objets et décors architecturaux en bronze exposés, dont le monumental Vishnu couché du Mebon occidental, du mobilier archéologique, des documents d’archives et des bornes audiovisuelles tentent de conter un peu de cette histoire humaine et technique, depuis la protohistoire jusqu’à nos jours.
Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.

Brice Vincent a reçu des financements du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, via la Commission consultative des fouilles archéologiques à l'étranger.
David Bourgarit ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.