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« Les Linceuls » de David Cronenberg : et si on s’était trompé de deuil ?

Le personnage principal du film de David Cronenberg, « les Linceuls », fait-il vraiment le deuil de sa femme ? Pyramide Distribution

Le 30 avril dernier sortait les Linceuls, le dernier film de David Cronenberg. Malgré un accueil relativement frais à Cannes, celui-ci a bénéficié depuis sa sortie d’une critique un peu plus positive – bien qu’encore divisée. Beaucoup ont mis l’accent sur le caractère personnel du film et ont fait le lien avec un événement terrible de la vie de Cronenberg : le décès de sa femme en 2017. Et s’ils faisaient fausse route sur son véritable sens ?


Attention ! Cet article contient des spoilers.

Les indices nous incitant à faire le lien entre le film et le drame personnel de Cronenberg sont nombreux. Tout d’abord, le pitch du film : un entrepreneur qui, ne pouvant faire son deuil, en vient à inventer un linceul lui permettant de rester symboliquement dans le cercueil avec sa femme. Ensuite, Vincent Cassel est largement grimé en sosie de Cronenberg et il est filmé pour accentuer cet effet avec un résultat impressionnant. Enfin, la promotion du film a nourri cette lecture, avec des interviews de Cronenberg où lui-même fait le lien entre ce film et sa vie personnelle.

La confusion entre le personnage de Karsh et Cronenberg est facile. Peut-être trop ? Ne nous a-t-on pas avertis, maintes fois, de ne pas surinterpréter une œuvre au prisme de la vie de son créateur ? Lacan a qualifié cette attitude de « goujaterie » dans son article sur Duras et Deleuze et Guatari ont formulé une critique équivalente dans leur essai sur Kafka. À y regarder de plus près, nous trompons-nous de deuil ?

Une fin pas si ouverte…

Le film de David Cronenberg a largement été présenté comme un récit « ouvert », avec une fin laissée à l’interprétation du spectateur. Pourtant, le scénario propose une lecture possible, presque discrètement glissée dans les dialogues : Karsh dit être l’assassin de l’amant de sa femme. Il l’évoque sur le ton de la plaisanterie, mais s’il disait la vérité ? Partons de cette hypothèse : le meurtre a eu lieu juste avant le début du film. Ce postulat donne une cohérence nouvelle à l’ensemble du récit, en réorientant les symboles qui le parsèment.

Bande-annonce des Linceuls (2025).

Reprenons donc le film à cette aune. Tout commence par une visite chez le dentiste, où Karsh apprend que ses dents pourrissent à cause du chagrin. On peut y voir une métaphore de la mort intérieure (le chagrin), mais la pourriture est aussi plus classiquement associée à la culpabilité. Dans la tragédie antique comme chez Shakespeare, la pourriture du corps ou du royaume signale souvent un crime non reconnu : chez Sophocle, la peste s’abat sur Thèbes parce qu’Œdipe ignore son geste, chez Shakespeare, c’est l’assassinat du roi qui « pourrit » le Danemark.

La scène du saccage du cimetière montre la volonté de Karsh de ne pas prévenir la police, et ce, même lorsqu’il « découvre » le cadavre de l’amant de sa femme dans sa propre tombe. Lorsqu’on lui propose d’exhumer le corps, il dit qu’on ne peut « pas sortir un corps comme ça ». Une déclaration étonnante, d’autant qu’il l’a permis pour d’autres tombes possiblement vandalisées plus tôt ? Et qui, sinon lui, aurait pu donner l’ordre aux employés d’ensevelir un corps dans sa tombe ?

Un autre point mérite attention : le médecin de Becca était aussi son premier amant. Cela a nourri la rancœur et la méfiance de Karsh. Ce sentiment de trahison antérieur semble motiver le fait qu’il finisse par coucher avec la sœur de sa femme – comme si la découverte de l’infidélité passée de Becca avait affranchi Karsh de son engagement envers elle. C’est, en tous cas, l’argument qu’il avance à sa femme.

Cronenberg joue aussi sur un terrain plus symbolique. Si Becca a trompé Karsh, de quelle sexualité s’agit-il ? Les scènes de rêve laissent entrevoir la difficulté – ou l’impossibilité – d’une sexualité partagée entre Karsh et Becca. Ça n’est peut-être pas la maladie qui barre leur sexualité mais la présence d’un autre homme : son médecin et ancien amant. Cronenberg nous dit dans Crimes of The Future, son précédent film que « la chirurgie, c’est le nouveau sexe ». Et si les opérations subies par Becca représentaient pour Karsh une forme d’union charnelle entre elle et son médecin, une sexualité dont il serait exclu ? Les amputations successives de Becca figurent alors le délitement de leur relation et le sentiment de perte qui y est associé. C’est cette perte d’une relation totale dont il fait le deuil durant le film. Le saccage du cimetière et les complots chinois ne sont que des diversions pour nous emmener sur de fausses pistes.


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Une narration débutée bien avant le film

Si l’on s’en tient à cette hypothèse narrative, on peut noter que la perte du personnage est singulière. Elle n’est pas tant celle de la mort de sa femme, que la perte d’une croyance en une fusion totale qui n’a pas existé. Mais cette révélation qui vient à la fin du film n’a l’effet d’un twist narratif que si nous avons adhéré au préalable à l’hypothèse d’un deuil plus classique. Les éléments narratifs dirigeant vers cette lecture sont intéressants, mais ce qui l’est encore plus, de mon point de vue, c’est la façon dont le film a été présenté et vendu avant sa sortie.

Le lien entre ce film et la mort de la femme de Cronenberg a été largement mis en avant. Aussi tragique que soit cette disparition, Carolyn Cronenberg n’avait pas la notoriété de son mari et cet événement intime aurait largement pu être ignoré du grand public. D’ailleurs, combien sont les spectateurs de The Brood à savoir que le film traite de l’enlèvement de la fille de Cronenberg ?

En informant massivement le public du caractère personnel du film, au travers des interviews et des présentations, on l’a formaté pour croire que le deuil de Karsh était celui de Cronenberg. Une grille de lecture renforcée dès le début du film par la ressemblance frappante entre Karsh et Cronenberg.

Ainsi, la promotion du film a été intégrée dans la narration, comme une préface au film, non pour informer le spectateur sur ce qu’il allait voir, mais pour l’entraîner sur une fausse piste et rendre le twist final d’autant plus éclatant que l’on a commencé à le croire bien avant d’avoir vu le film.

Les Linceuls dans l’œuvre de Cronenberg

En resituant le deuil de Karsh, on se rend compte que les Linceuls s’intègre avec cohérence dans l’œuvre de Cronenberg. Celle-ci met presque toujours à l’écran une tentative de fusion avec un autre féminin, qui reste éternellement avortée. Les Linceuls se démarquent en ne répétant pas le schéma classique que l’on retrouve dans ses autres films : ici, la fusion n’est pas la finalité impossible mais le point de départ. Elle est prise pour acquise dès les premières minutes du film où, dans un fantasme de possession, Karsh admet avoir réussi à être en permanence dans le cercueil de sa femme.

Mais cette fusion est un leurre, car elle repose sur la croyance d’un désir commun entre sa femme et lui ; désir dont il finit par comprendre qu’il n’existe pas pour elle. Dans les autres films de Cronenberg, cela se serait traduit par la volonté de s’approprier le savoir du médecin sur le corps de sa femme, c’est-à-dire le savoir qui lui permet d’être séduisant pour elle. Après quoi le personnage aurait péri dans une énième tentative de fusion ratée.

Mais Karsh se démarque ici largement des héros classiques de Cronenberg en ne cherchant pas un savoir qui lui aurait manqué, mais en acceptant, petit à petit, que la relation totale qu’il a cru avoir avec sa femme n’était qu’une illusion. Ainsi, le film ne se termine pas dans un énième coup de feu suspendu où le héros ne cesse pas de ne pas mourir, mais dans une fin presque mielleuse.

The Conversation

Maxime Parola ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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Expo « Paris noir » au Centre Pompidou : vers un récit diasporique de la scène française

Parmi les toiles exposées au Centre Pompidou : « Purple Rain » de la série _Two Deserts, Three Winters_ (vers 1990), de Mary Lovelace O’Neal. (Technique mixte et peinture acrylique sur toile, 205,7 × 350,5 cm.) Mary Lovelace O’Neal et Karen Jenkins - Johnson Photo/Michael Covían

Paris noir, foisonnante exposition au Centre Pompidou, consacre des artistes africains et afrodescendants ayant séjourné à Paris entre 1950 et 2000, et qui, jusqu’alors, n’avaient pas reçu l’attention de l’institution. L’exposition défend la représentation d’un Paris centre de l’internationalisme noir et dévoile un pan important de la scène artistique française de la seconde moitié du XXe siècle.


Comment accueillir ces artistes dans une histoire qui s’est écrite sans eux ? Le Centre Pompidou a fait le choix d’un parcours plutôt chronologique. Le visiteur entre dans l’exposition avec la fondation de la revue Présence africaine en 1947 et un « Paris panafricain ». Il en sort en 1990 avec le premier numéro de Revue noire et « Les nouveaux lieux du Paris noir ». Le parcours se structure par de larges catégories qui aident à situer les œuvres, de l’artistique (abstraction, surréalisme…) à la politico-culturelle (solidarités panafricaines, décolonisations, festivals, clubs de jazz…).

La majorité des artistes sont représentés par une seule œuvre, de quoi produire un effet panoramique. Dans cet état des lieux, des noms sonnent familiers – Wifredo Lam, Hervé Télémaque, Ousmane Sow, Faith Ringold : les arbres qui cachent la forêt. Des figures tutélaires sont promues : le Sud-Africain Gerard Sekoto, dont un autoportrait a été sélectionné pour l’affiche, l’Africain-Américain Beauford Delaney dont les peintures, travaillées par une tension entre post-impressionnisme et abstraction, ponctuent l’exposition comme un fil rouge, Édouard Glissant dont une installation de Valérie John, inspirée de la poétique de la relation du penseur martiniquais, dessine la circularité du parcours.

La sur-représentation des artistes africains-américains interpelle. Elle peut s’expliquer par le fait que leurs œuvres sont plus accessibles et mieux documentées. D’autres artistes ont laissé peu de traces de leur passage parisien, les critiques leur ont trouvé peu d’intérêt, et les œuvres n’ont que rarement été collectionnées. Pour tenter de contrecarrer cette difficulté, les équipes de l’exposition Paris noir ont effectué des investigations poussées et ont mis en place une politique d’acquisitions d’œuvres.


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Décentrer le filtre parisien

Ceci étant, un biais ethnocentrique consisterait à aborder l’exposition par le thème de la « découverte » d’artistes. Les théories décoloniales nous apprennent à manier avec précaution ce type d’inclination. Adopter un regard décentré entraîne une autre perspective. Car la plupart des artistes exposés sont déjà reconnus et situés dans des histoires de l’art nationales : les artistes africains-américains bien sûr, mais aussi Ben Enwonwu, artiste officiel au Nigeria, Kra N’Guessan et Yacouba Touré représentants du mouvement ivoirien Vohou Vohou, même Sekoto, réintégré malgré son exil dans le cadre d’une histoire sud-africaine de l’art, ou encore l’œuvre de son ami Wilson Tibério, principalement discutée et analysée au sein d’un art moderne brésilien, ce qui peut avoir pour conséquence de pacifier sa trajectoire et son œuvre.

Si l’originalité n’est pas à chercher dans la liste des artistes elle-même, elle réside davantage dans les liens qu’elle entretient avec Paris, qu’ils soient épisodiques ou durables. Ce point de vue ne facilite pas l’affaire.

Dans la République mondiale des lettres (2008), de Pascale Casanova, Paris est identifiée à la capitale de l’espace-monde littéraire, au moins jusque dans les années 1960 : être déclaré écrivain à Paris produit sa consécration mondiale. Centre prescripteur, Paris ne l’est déjà plus dans le domaine des arts plastiques. Pour les artistes exposés, l’expérience parisienne est plurielle. Tour à tour métropole coloniale, capitale françafricaine, ville de passage, ville refuge, ville étudiante, lieu de naissance : ces usages de Paris, cette multiplicité des trajectoires appellent, pour aller dans le sens de l’anthropologue Jean-Loup Amselle, à penser le réseau, le global premier par rapport au local.

Un rattrapage institutionnel

Aussi, le moindre des mérites de l’exposition est de lancer un défi aux historiens de l’art qui s’orientent en suivant le récit héroïque des avant-gardes. Ce parcours univoque marginalise des histoires aux tempos distincts. Peu des artistes exposés ont évolué au sein d’un mouvement artistique reconnu comme le Sud-Africain Ernest Mancoba, membre de CoBrA, le Cubain Wifredo Lam, proche des surréalistes, ou l’Haïtien Hervé Télémaque, associé à la figuration narrative. L’unité de lieu parisienne peut réanimer le réflexe de cerner une école de Paris noir, de chercher une cohérence dans une géographie statique. Mais il leur faudra abandonner leur méridien de Greenwich et s’ouvrir à d’autres formes de hiérarchies au sein de la scène française. Il leur importera de se doter d’outils propres à rendre leurs œuvres lisibles.

Cette exposition est un « rattrapage institutionnel », défend Alicia Knock, sa commissaire principale. Il est vrai que Paris noir aurait pu être attendue dans les années 1990 comme une suite, ou une réponse, à la fameuse exposition Magiciens de la terre organisée en 1989 par le Centre Pompidou et La Villette. Cette dernière a constitué un jalon dans la définition d’une géographie mondiale de l’art, tout en étant l’objet de vives critiques (principalement anglo-saxonnes). En effet, la sélection des artistes était perçue comme exotique ou primitiviste et contribuait à faire penser que l’ensemble des artistes vivant en Afrique, en Amérique latine, en Asie et en Océanie, étaient comme figés dans des traditions, imperméables à toute modernité – technique, intellectuelle et artistique, et donc encore en situation d’altérité radicale vis-à-vis de l’Occident.

Plus que les Magiciens de la terre, Paris noir évoque l'esprit d'une autre exposition : The Other Story. Afro-Asian Artists in Post-War Britain. Également organisée en 1989, mais à la Hayward Gallery de Londres, cette exposition est la première rétrospective d’artistes africains, caribéens et asiatiques vivant en Grande-Bretagne, faisant valoir leur contribution à l’histoire de l’art moderne du pays. Paris noir ne traite pas cet axe historique pour le France, l’exposition parisienne est plus attentive à proposer un premier état des lieux, mais elle laisse suffisamment d’indices pour s’y atteler.

Autrement dit, Paris noir doit se visiter non comme un aboutissement, mais comme un point de départ vers le but d’approfondir, préciser et raconter un récit diasporique de l’art en France.


Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.

The Conversation

Cédric Vincent ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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B. B. King jouait « faux » – et c’est ce qui faisait son génie

Dix ans après sa disparition, B. B. King fascine toujours. Peu technique, incapable de jouer des accords complexes ou de chanter en jouant, il a pourtant marqué l’histoire du blues. Son secret ? Une manière unique de jouer « faux » – ou plutôt, de faire vibrer chaque note dans l’espace infime entre justesse et émotion.


Certains pensent que B. B. King n’était pas un grand guitariste. Parmi eux, B. B. King lui-même. En 2012, il déclarait :

« Je me définis comme un chanteur de blues, mais vous ne m’entendrez jamais dire que je suis un guitariste de blues. Pourquoi ? Parce qu’il y a beaucoup de musiciens qui sont bien plus doués que moi, qui jouent le blues bien mieux que moi. »

Et c’est vrai, son vocabulaire musical était limité. B. B. King a un jour confié à Bono : « Je galère avec les accords alors ce qu’on fait, c’est que je prends quelqu’un d’autre pour s’en charger… Je suis nul en accords. » Il a même affirmé qu’il était incapable de jouer et de chanter en même temps.

En effet, B. B. King n’était pas un guitariste très technique. Bien qu’il ait été l’un des premiers à connaître de grands succès avec des solos de guitare électrique à une seule note, il a été suivi par une vague de musiciens plus savants et polyvalents, aux premiers rangs desquels Eric Clapton, Bonnie Raitt, Robert Cray et Stevie Ray Vaughan.

Malgré cela, il a rempli des salles jusqu’à 80 ans passés, et il demeure l’un des guitaristes les plus adulés et les plus respectés de l’histoire de la musique. Alors qu’est-ce donc qui nous a tant captivés dans le jeu de King ? Je pense que la réponse réside dans le fait qu’il ne jouait jamais parfaitement juste.


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Notes bleues

Comme la plupart des musiciens de blues, B. B. King tirait une grande partie de ses phrases mélodique et de ses riffs de la gamme pentatonique mineure, une forme simple sur le manche que la plupart des guitaristes électriques apprennent en tout début de carrière. Ces positions ou « boîtes » constituent un vocabulaire musical tellement simple que les guitaristes de blues n’ont même pas besoin de connaître le nom des notes qu’ils jouent (une particularité qui laisse souvent sans voix les musiciens classiques).

La gamme pentatonique mineure – et sa proche cousine, la gamme blues – omet quelques notes de la gamme mineure complète. Cela simplifie les choix mélodiques dont dispose le soliste, limitant automatiquement le vocabulaire musical de la mélodie. Mais, à mon sens, c’est précisément cette contrainte mélodique qui a permis à B. B. King de développer son style majestueux et expressif. Il était ce que j’aime à appeler un guitariste microtonal – il intensifiait l’expressivité de ses solos en pratiquant le bend, qui consiste à tirer latéralement sur une corde afin d’altérer la note.

Lorsque B. B. King passe de la septième à l’octave dans un solo, c’est souvent un peu faux : il arrive que les cinquièmes n’atteignent que graduellement la note, car le bend commence à la note du dessous et – fait crucial – le bluesman a étudié toute sa vie la mystérieuse « tierce blues », cette note qui se cache quelque part dans les interstices entre le troisième ton de la gamme mineure et celui de la gamme majeure.

Les tierces de King pouvaient être imprévisibles, espiègles, méditatives, rebelles, querelleuses, moroses, pensives ou accusatrices.

B. B. King en live à Montreux, en 1993, interprétant The Thrill Is Gone.

Il n’y a qu’à écouter son live à Montreux en 1993. À [0 :29], la tierce est nette, attirant effrontément l’attention sur elle – c’est un mi bécarre presque faux sur le la bémol joué par les cuivres. À [1 :21], elle se trouve au beau milieu des interstices, commençant, furieuse, sur la tierce mineure parfaite pour que, presque aussitôt, un bend la fasse partir dans les aigus à l’instant où le « frisson » du titre disparaît, laissant derrière lui le protagoniste de la chanson, esseulé. À [1 :49], B. B. King se livre à un solo de sept notes dont chacune est légèrement « fausse », et l’oscillation de ses tierces entre les intervalles majeurs et mineurs évoque les fluctuations de la voix humaine – la phrase musicale est suivie par une dernière tierce mineure presque silencieuse… Le bend de la corde vers le haut présente une ressemblance troublante avec une inspiration.

B. B. King parle avec sa guitare

Les irrégularités de son accordage ne sont pas un simple effet de style – elles participent de sa manière de communiquer en musique. Les accords simples et les choix de notes prévisibles inhérents au blues ne sont pas l’objet de la performance ; elles définissent simplement le cadre à travers lequel se donne à voir l’art de B. B. King.

Cette « grimace blues » par laquelle il accompagne ses bends relève sans doute en partie du spectacle. Cependant, elle illustre aussi la décision subtile et difficile que doit prendre un grand musicien de blues quand vient le moment de délivrer la note « fausse » dont l’expressivité tombera à la perfection.

Si vous pensez que cette analyse relève d’élucubrations d’un fan de blues électrique en deuil, écoutez donc ces trois morceaux de B. B. King :

Dans 3 O’Clock Blues (1952), les solos sont impétueux, sonores, mais les micro-intervalles ne cherchent pas la subtilité : B. B. King, 26 ans, fait une démonstration de la technique qu’il vient de maîtriser.

Dans Sweat Little Angel (1964), on entend B. B. King en showman au sommet de sa puissance : les solos de guitare répondent énergiquement au public, et le pitch des tierces suraiguës se fait l’écho en temps réel des hurlements des fans.

Enfin, dans l’enregistrement de The Thrill Is Gone datant de 2009, on a B. B. King au crépuscule de sa carrière – il peut lui arriver de faire un pain, mais les micro-intervalles et les dynamiques sont plus variées que jamais –, c’est la maturité et la confiance d’un vieil homme qui sait que son public est suspendu à chaque note qu’il joue.

Les bends subtils de B. B. King, c’est le son d’un musicien totalement immergé dans son moyen de communication, parlant un langage musical absolument unique qu’il a passé sa vie à inventer. Le grand homme est parti, mais ses notes bleues vivront éternellement.

The Conversation

Joe Bennett ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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