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Comment l’université tue le livre (et les intellectuels)

Comment l’université tue le livre (et les intellectuels)

Il faut sauver la bibliothèque de Louvain-la-Neuve

Menacée d’expulsion par l’université, la bibliothèque publique de Louvain-la-Neuve risque de disparaître. Il est urgent de signer la pétition pour tenter de la sauver.

Mais ce n’est pas un événement isolé, ce n’est pas un accident. Il ne s’agit que d’une escarmouche dans la longue guerre que la ville, l’université et la société de consommation mènent contre les livres et, à travers eux, contre l’intellectualisme.

Le livre, outil indispensable de l’intellectuel

L’une des tâches que je demande chaque année à mes étudiants avant l’examen est de lire un livre. Si possible de fiction ou un essai, mais un livre non technique.

Au choix.

Bien sûr, je donne des idées en rapport avec mon cours. Notamment « Little Brother » de Cory Doctorow qui est facile à lire, prenant, et tout à fait dans le sujet. Mais les étudiants sont libres.

Chaque année, plusieurs étudiants me glissent lors de l’examen qu’ils n’avaient plus lu un livre depuis l’école secondaire, mais que, en fait, c’était vraiment chouette et que ça fait vraiment réfléchir. Que sans moi, ils auraient fait toutes leurs études d’ingénieur sans lire un seul livre autre que des manuels.

Les livres, qui forcent une lecture sur un temps long, qui forcent une immersion, sont l’outil indispensable de l’intellectuel et de l’humaniste. Il est impossible de réfléchir sans livre. Il est impossible de prendre du recul, de faire de nouveaux liens et d’innover sans être baigné dans la diversité d’époques, de lieux et d’expériences humaines que sont les livres. On peut surnager pendant des années dans un domaine voire devenir compétent sans lire. Mais la compréhension profonde, l’expertise nécessite des livres.

Ceux qui ne lisent pas de livres sont condamnés à se satisfaire de superficialité, à se laisser manipuler, à obéir aveuglément. Et c’est peut-être ça l’objectif.

J’estime que l’université ne doit pas former de bons petits consultants obéissants et employables, mais des intellectuels humanistes. La mission première de l’université passe par la diffusion, la promotion, l’appropriation de la culture intellectuelle du livre.

Entre l’humanisme et le profit immobilier, l’université a choisi

Mais, à Louvain-la-Neuve, l’université semble se transformer en simple agence immobilière. La ville qui, en 50 ans, s’est créée autour de l’université est en train de se transformer pour n’offrir graduellement plus que deux choses : de la bouffe et des fringues.

En 2021, le bouquiniste de la place des Wallons, présent depuis 40 ans grâce à un bail historique, a vu son propriétaire, l’université, lui infliger une augmentation de loyer vertigineuse. Je l’ai vu, les yeux pleins de larmes, mettant en caisse les milliers de bandes dessinées de son stock afin de laisser la place à… un vendeur de gauffres !

Ce fut ensuite le tour du second bouquiniste de la ville, une minuscule échoppe aux murs noircis de livres de philosophie où nous nous retrouvions régulièrement entre habitués pour nous disputer quelques pièces rares. Le couple qui tenait la bouquinerie m’a confié que, devant le prix du loyer, également versé à l’université, il était plus rentable pour eux de devenir bouquinistes itinérants. « Ça ne va pas vous plaire ! » m’a confié la gérante lorsque j’ai demandé qui reprendrait son espace. Quelques semaines plus tard, en effet, surgissait une vitrine vendant des sacs à mains !

Quant à la librairie principale de la ville, l’historique librairie Agora, elle fut rachetée par le groupe Furet du Nord dont la section belge a fait faillite. Il faut dire que la librairie occupait un énorme espace appartenant en partie au promoteur immobilier Klépierre et à l’université. D’après mes sources, le loyer mensuel s’élevait à… 35.000€ !

De cette faillite, j’ai récupéré plusieurs meubles bibliothèques qui étaient à donner. L’ouvrier qui était en train de nettoyer le magasin me souffla, avec un air goguenard, que les étudiants allaient être contents du changement ! Il n’avait pas le droit de me dire ce qui remplacerait la librairie, mais, promis, ils allaient être contents.

En effet, il s’agissait d’un projet de… Luna Park ! (qui, bien que terminé, n’a pas obtenu l’autorisation d’ouvrir ses portes suite aux craintes des riverains concernant le tapage qu’un tel lieu engendre)

Mais l’université ne comptait pas en rester là. Désireuse de récupérer des locaux pourtant sans aucun potentiel commercial, elle a également mis dehors le centre de livres d’occasion Cerfaux Lefort. Une pétition pour tenter de le sauver a récolté 3000 signatures. Sans succès.

Puisque ça fonctionne, enfonçons le clou !

Pendant quelques mois, Louvain-la-Neuve, ville universitaire et intellectuelle, s’est retrouvée sans librairie ! Consciente que ça faisait désordre, l’université a offert des conditions correctes à une équipe motivée pour créer la librairie « La Page d’Après » dans une petite surface. La libraire est petite et, par conséquent, doit faire des choix (la littérature de genre, mon domaine de prédilection, occupe moins d’une demi-table).

Je me suis évidemment enthousiasmé pour le projet de la Page d’Après, dont je suis immédiatement devenu un fidèle. Je n’avais pas imaginé l’esprit retors du promoteur immobilier qu’est devenue l’université : le soutien à la Page d’Après (qui n’est que très relatif, la surface n’est pas offerte non plus) est devenu l’excuse à la moindre critique !

Car c’est aujourd’hui la bibliothèque publique de Louvain-la-Neuve elle-même qui est menacée à très court terme. La partie ludothèque et livres jeunesse est d’ores et déjà condamnée pour laisser la place à une extension du restaurant universitaire. Le reste de la bibliothèque est sur la sellette. L’université estime en effet qu’elle pourrait tirer 100.000€ par an de loyer et qu’elle n’a aucune raison d’offrir 100.000€ à une institution qui ne pourrait évidemment pas payer une telle somme. Précisons plutôt que l’université ne voit plus d’intérêt à cette bibliothèque qu’elle a pourtant désirée ardemment et qu’elle n’a obtenue que grâce à une convention signée en 1988, à l’époque où Louvain-la-Neuve n’était encore qu’un jeune assemblage d’auditoires et de logements étudiants.

À la remarque « Pouvez-vous imaginer une ville universitaire sans bibliothèque ? » posée par de multiples citoyens, la réponse de certains décideurs est sans ambiguïté : « Nous avons la Page d’Après ». Comme si c’était pareil. Comme si c’était suffisant. Mais, comme le glissent parfois à demi-mot certains politiques qui n’ont pas peur d’étaler leur déficience intellectuelle : « Le livre, c’est mort, l’avenir c’est l’IA. Et puis, si nécessaire, il y a Amazon ».

L’université propose à la bibliothèque de garder une fraction de l’espace actuel à la condition que les travaux d’aménagement soient pris en charge… par la bibliothèque publique elle-même (le résultat restant propriété de l’université). De bibliothèque, la section de Louvain-la-Neuve se transformerait en "antenne" avec un stock très faible et où l’on pourrait se procurer les livres commandés.

Mais c’est complètement se méprendre sur le rôle d’une bibliothèque. Un lieu où l’on peut flâner et faire des découvertes littéraires improbables, découvertes d’ailleurs encouragées par les initiatives du personnel (mise en évidence de titres méconnus, tirage aléatoire d’une suggestion de lecture …). Dans la bibliothèque de Louvain-la-Neuve, j’ai croisé des bénévoles aidant des immigrés adultes à se choisir des livres pour enfant afin d’apprendre le français. J’ai vu mon fils se mettre à lire spontanément les journaux quotidiens offerts à la lecture.

Une bibliothèque n’est pas un point d’enlèvement ou un commerce, une bibliothèque est un lieu de vie !

La bibliothèque doit subsister. Il faut la sauver. (et signer la pétition si ce n’est pas encore fait)

La disparition progressive de tout un secteur

Loin de se faire de la concurrence, les différents acteurs du livre se renforcent, s’entraident. Les meilleurs clients de l’un sont souvent les meilleurs clients de l’autre. Un achat d’un côté entraine, par ricochet, un achat de l’autre. La bibliothèque publique de Louvain-la-Neuve est le plus gros client du fournisseur de BD Slumberland (ou le second après moi, me siffle mon portefeuille). L’université pourrait faire le choix de participer à cet écosystème.

Slumberland, lieu mythique vers lequel se tournent mes cinq prières quotidiennes, occupe un espace Klépierre. Car, à Louvain-la-Neuve, tout appartient soit à l’université, soit au groupe Klépierre, propriétaire du centre commercial. Le bail de Slumberland arrivant à expiration, ils viennent de se voir notifier une augmentation soudaine de plus de 30% !

15.000€ par mois. En étant ouvert 60h par semaine (ce qui est énorme pour un magasin), cela signifie plus d’un euro par minute d’ouverture. Rien que pour payer son loyer, Slumberland doit vendre une bande dessinée toutes les 5 minutes ! À ce tarif-là, mes (nombreux et récurrents) achats ne remboursent même pas le temps que je passe à flâner dans le magasin !

Ces loyers m’interpellent : comment un magasin de loques criardes produites par des enfants dans des caves en Asie peut-il gagner de quoi payer de telles sommes là où les meilleurs fournisseurs de livres peinent à joindre les deux bouts ? Comment se fait-il que l’épicerie de mon quartier, présente depuis 22 ans, favorisant les produits bio et locaux, remplie tous les jours à ras bord de clients, doive brusquement mettre la clé sous le paillasson ? Comme aux États-Unis, où on ne dit pas « boire un café », mais « prendre un Starbucks », il ne nous restera bientôt que les grandes chaînes.

Face à l’hégémonie de ces monopoles, je croyais que l’université était un soutien. Mais force est de constater que le modèle est plutôt celui de Monaco : le seul pays du monde qui ne dispose pas d’une seule librairie !

Quelle société les universitaires sont-ils en train de construire ?

Je vous rassure, Slumberland survivra encore un peu à Louvain-la-Neuve. Le magasin a trouvé une surface moins chère (car moins bien exposée) et va déménager. Son nouveau propriétaire ? L’université bien sûr ! Derniers bastions livresques de la ville qui fût, un jour, une utopie intellectuelle et humaniste, Slumberland et La Page d’Après auront le droit de subsister jusqu’au jour où les gestionnaires immobiliers qui se prétendent intellectuels décideront que ce serait plus rentable de vendre un peu plus de gaufres, un peu plus de sacs à main ou d’abrutir un peu plus les étudiants avec un Luna Park.

L’université est devenue un business. Le verdict commercial est sans appel : la production de débiles formatés à la consommation instagrammable rapporte plus que la formation d’intellectuels.

Mais ce n’est pas une fatalité.

L’avenir est ce que nous déciderons d’en faire. L’université n’est pas forcée de devenir un simple gestionnaire immobilier. Nous sommes l’université, nous pouvons la transformer.

J’invite tous les membres du personnel de l’université, les professeur·e·s, les étudiant·e·s, les lecteurices, les intellectuel·le·s et les humanistes à agir, à parler autour d’eux, à défendre les livres en les diffusant, en les prêtant, en encourageant leur lecture, en les conseillant, en diffusant leurs opinions, en ouvrant les débats sur la place des intellectuels dans la ville.

Pour préserver le savoir et la culture, pour sauvegarder l’humanisme et l’intelligence de l’absurde marchandisation à court terme, nous avons le devoir de communiquer, de partager sans restriction, de faire entendre notre voix de toutes les manières imaginables.

Je suis Ploum et je viens de publier Bikepunk, une fable écolo-cycliste entièrement tapée sur une machine à écrire mécanique. Pour me soutenir, achetez mes livres (si possible chez votre libraire) !

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