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La curiosité, et si le numérique la faisait disparaître

Être curieux est une des capacités les plus invoquées par les éducateurs, enseignants et autres à propos des jeunes, des élèves. La curiosité serait ainsi au coeur de l’apprentissage ? Alors que les moyens numériques mettent à disposition de chacun et presque immédiatement des informations on peut penser que la curiosité de chacun peut être satisfaite ou au moins apaisée par cet accès si simple et si rapide. Alors que l’IA générative apporte des réponses aux questions que l’on se pose, cela ne risque-t-il pas de réduire voire d’éliminer le sentiment de curiosité ou tout au moins une partie essentielle : l’écart entre l’attente d’une information et la satisfaction de cette attente ? Si certain parlent du développement de la paresse cognitive et la diminution des capacités associées du fait de l’omniprésence de l’IA d’autres sont enclin à rappeler l’importance de la curiosité, comme moteur du développement de « l’envie d’appendre ». Ce qui semble plus inquiétant est la multiplication des « agents IA » les possibilités de substitution automatique de certaines activités cognitives par l’usage de ces agents.

Tentative de définition

Revenons à la curiosité elle-même et ses approches scientifiques. Deux dimensions peuvent être évoquées : la motivation intrinsèque d’une part, l’engagement actif de l’autre. On peut aussi aborder indirectement la motivation extrinsèque qui permet de rechercher les « incitations » à la curiosité venues de l’environnement, du contexte à court, moyen ou long terme. Certains travaux de neurosciences tentent de localiser un « siège de la curiosité » au sein du cerveau (zona incerta – https://www.cerveauetpsycho.fr/sd/neurosciences/d-ou-vient-la-curiosite-21975.php ), voir des neurones (https://www.sciencesetavenir.fr/sante/cerveau-et-psy/des-neurones-de-la-curiosite-identifies-dans-le-cerveau_155170)  ou des substances de la curiosité (dopamine). Ceci laisse entendre que la motivation intrinsèque est issue d’un substrat biologique cérébral. Avec l’engagement actif (S Dehaene) il s’agit de « proposer un environnement pédagogique structuré qui engage son attention, sa volonté et sa curiosité. »  (https://www.college-de-france.fr/fr/agenda/cours/fondements-cognitifs-des-apprentissages-scolaires/engagement-actif-la-curiosite-et-la-correction-des-erreurs ) autrement dit développer une motivation extrinsèque. On peut aussi considérer qu’un double mouvement, interne/externe, soit au coeur de la curiosité. Celle-ci est alors considérée comme une sorte de déséquilibre permanent qu’il convient de limiter (mais pas de supprimer) mais qui permet de maintenir ce flux de curiosité pouvant déboucher sur un sentiment d’autosatisfaction et d’auto-efficacité et en même temps sur un besoin d’aller plus loin stimulé aussi bien en interne qu’en externe.

Curiosité versus inventivité

Selon (feu) Sir Ken Robinson, l’école tuerait la créativité. Sa célèbre vidéo (https://youtu.be/qZnqDTFsMFs) mettait en évidence cette évolution négative au cours de la scolarité qui assécherait la créativité présente chez les plus jeunes. La créativité est-elle synonyme de curiosité ? Il ne semble pas que l’on puisse réduire l’une à l’autre, en particulier en lien avec le parcours scolaire. Toutefois, l’un et l’autre peuvent être liés, si l’on considère que l’absence de créativité soit le signe d’une perte de curiosité. Ce que nous dit Ken Robinson, c’est que l’école enferme les élèves dans un processus de « reproduction » et de « soumission » culturelle. Cela n’empêche pas la curiosité, mais amène simplement à l’orienter d’une autre manière ou simplement en dehors du cadre académique. L’exemple des pratiques sociales du numérique par les jeunes est suffisamment éclairant pour expliquer cet écart qui se creuse progressivement entre les attentes du monde scolaire et les pratiques du numérique dans la société et en particulier par la jeunesse. Ce que Ken Robinson nous dit c’est que le système scolaire construit une forme d’être au monde qui restreint le potentiel de l’enfant. On ne peut que faire le lien avec la curiosité.

Les effets du numérique et de l’IA

Ce qui interroge en ce moment, c’est l’effet du numérique et en particulier de l’IA sur le développement de l’enfant, de l’adulte et donc de la société. Ce ne sont bien sûr pas les technologies en soi qui posent problème, mais la manière dont ils sont conçus, ensuite diffusés et enfin utilisés. Les vitesses d’adoption de nouvelles technologies par la société sont impressionnantes car elles semblent se raccourcir. Par nouvelles technologies, il faut considérer qu’il s’agit d’abord de sauts qualitatifs et pas à proprement parlé d’invention. On peut ainsi rapprocher les réseaux sociaux actuels des anciens espaces de type Usenet ou encore l’IA d’aujourd’hui de celle des années 1980 et observer qu’il y a des sauts qualitatifs importants. Regardez ce film inspiré de René Barjavel et réalisé en 1957 : https://youtu.be/ieRQJ67IaOI  qui met en évidence ces évolutions qui sont nous sont devenues désormais presque quotidienne. La puissance de calcul d’une part, la multiplication des documents et des sources n’ont fait qu’accompagner un mouvement de développement basé sur un moteur central de l’adoption et de l’appropriation : la facilitation. Du côté des concepteurs, il s’agit de trouver les propositions qui vont attirer les utilisateurs, puis de pérenniser leurs choix dès lors que l’indice d’adoption basé sur la facilitation est élevé. Des échecs passés ont montré que ce processus est bien central, allant jusqu’à l’abandon de certains produits.

Affaiblir la liberté de réflexion

Approfondissons ce que les moyens numériques semblent faire au fonctionnement mental humain et en particulier à la curiosité. En tentant d’apporter des solutions instantanées ou presque aux souhaits des usagers, il y a réduction de ce qui est le moteur intrinsèque de la curiosité, le rapport entre l’attente et la satisfaction de l’usager. En apportant de nouvelles possibilités aux usagers, il pourrait y avoir un levier pour la curiosité des usagers. L’usage des médias et de la circulation rapide de l’information est utilisé pour éveiller l’intérêt, et attirer l’usager à partir, en particulier, de titres ou accroches attirantes, voir d’effets de réseaux. Créant artificiellement un moteur externe de curiosité, cela incite à « aller voir ». Mais le piège tendu ici fait perdre à l’usager la maîtrise de sa propre dynamique en l’amenant à céder à ces « tentations ».

Vers de nouvelles formes d’ignorance ?

L’affaiblissement de l’autonomie du sujet était jadis basé sur l’ignorance, comme on peut le constater à la lecture de Condorcet. Avec la diffusion massive des informations, papiers puis électroniques et numériques, on pouvait imaginer que cela libérerait l’individu par la connaissance. Malheureusement la manière dont cette diffusion est organisée et contrôlée rend la personne de plus en plus prisonnière de son environnement informationnel et communicationnel. Lutte pour la liberté, la capacité de curiosité est au coeur de l’enjeu de nos sociétés. Les pouvoirs autoritaires (qui se multiplient en ce premier quart du XXIè siècle) ont compris la manière d’utiliser ces moyens technologiques pour enfermer le libre arbitre et la curiosité des citoyens. Les algorithmes sous-jacents à toutes ces applications numériques sont l’illustration de cela. L’intention contenue dans ces choix algorithmiques est bien de « capter » le citoyen, de l’orienter et de lui faire abandonner sa curiosité. Il s’agit bien d’un choix Politique qui est aussi la marque de notre époque qui utilise désormais des moyens permettant de mettre en place de nouvelles ignorances pour remplacer celles du passé. Espérons que notre analyse ouvrira des perspectives de réflexion et d’action, en particulier dans le domaine éducatif.

 

 

 

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