
Photo Simon Gosselin
La metteuse en scène et directrice de la Comédie de Caen, Aurore Fattier, poursuit sa série théâtrale consacrée aux relations entre humains et non-humains. Après avoir parcouru les villages de la Marne, elle se lance sur les routes normandes où, au contact des plus jeunes, mais pas que, elle dissèque le dilemme posé par la pratique de l’élevage.
Dans l’auditorium du Lycée agricole Le Robillard de Lieury, où l’épisode 2 de Paysages avec traces a posé ses valises en cette fin du mois d’avril, le public est unanime. Interrogés par Arthur Verret à l’issue de ce spectacle itinérant produit par la Comédie de Caen, auquel le comédien a participé en tant que collaborateur artistique, les lycéennes et lycéens prennent toutes et tous le parti de Jocelyne Porcher. Le double scénique de la zootechnicienne, sociologue de l’élevage et directrice de recherche à l’INRA n’a pourtant pas plié le match dans le débat qui l’opposait à l’incarnation de la philosophe et spécialiste de la cause animale Corine Pelluchon, mais la relation partenariale entre éleveurs et animaux – à la manière de « collègues » – que la chercheuse décrit dans ses travaux colle sans doute mieux aux idées, et au ressenti profond, de ces professionnels en devenir, pour qui la pratique de l’élevage est le plus souvent une histoire de famille. « Au moins, glisse un élève à l’un de ses camarades dans l’escalier du retour vers les salles de classe, on ne nous aura pas servi le bla-bla de militants écolos qui n’y connaissent rien ». En cela, Aurore Fattier a réussi à éviter un écueil, celui de passer pour la bobo-écolo urbaine venue faire la leçon aux ruraux les mains dans le cambouis du monde animal, en oubliant qu’ils en sont des experts. En cela, la metteuse en scène et directrice de la Comédie de Caen fait du théâtre ce qu’il doit être : un espace qui donne matière à penser, qui entend, sans forcer, faire bouger les lignes, plutôt qu’un tribunal qui assènerait des sentences sur les comportements de tel ou tel.
Pour réussir à tenir ce fin équilibre, Aurore Fattier pouvait compter sur l’une de ses expériences théâtrales précédentes, sur le premier épisode de sa série Paysages avec traces qu’elle avait emmené dans les villes et villages de la Marne à l’invitation de la Comédie de Reims. À travers une conférence tous publics et haute en couleur, elle était parvenue à mettre la pensée, parfois complexe, de Vinciane Despret (Et si les animaux écrivaient ?) et Baptiste Morizot (Pister les créatures fabuleuses) à la portée de toutes et tous, adultes comme enfants, initiés comme non-initiés. Sous sa houlette, se dévoilait le petit carnaval qui sous-tend les relations du monde animal, capable de contrecarrer la petitesse et l’étroitesse du regard que les Hommes contemporains portent bien souvent sur les non-humains, de le décaler subtilement pour mieux le refonder. Et c’est, de nouveau, sous la forme d’une conférence que s’ouvre le deuxième volet de Paysages avec traces, installé en territoire normand et conçu pour naviguer de lieu non dédié en lieu non dédié. Inamovible cheffe de file de l’association des « théro-linguistes » – cette discipline imaginaire, née dans l’esprit de l’autrice de science-fiction Ursula Le Guin, qui étudie le langage des animaux –, Vinciane Despret y accueille, cette fois, deux spécialistes de renom : Jocelyne Porcher et Corine Pelluchon. Sans le dire, la philosophe et éthologue semble vouloir poursuivre, ou rejouer, la correspondance que les deux expertes ont (réellement) entretenue dans Pour l’amour des bêtes (Mialet-Barrault, 2022), où, tout en se rejoignant sur la critique de l’exploitation industrielle des animaux, elles opposaient leurs visions de l’élevage. Tandis que la seconde, qui honnit toute forme de domination, estime que la mise à mort d’un animal élevé pour sa chair est moralement condamnable, la première considère que la relation de travail avec les animaux justifie leur abattage et participe de la condition humaine.
Avant d’entrer dans le vif de cet épineux sujet, les membres de notre trio, grossièrement perruquées et affublées de blouses blanches de circonstances, entendent poser le cadre et, armées d’une présentation PowerPoint, se lancent dans une exégèse du concept de « chez-soi » – que Vinciane Despret avait expliqué aux enfants à travers une série d’histoires dans Le Chez-soi des animaux (Actes Sud, 2017). Intellectuellement séduisante sur le papier, cette entrée en matière, qui tente de faire le lien entre les chez-soi humain et non-humain, peine malheureusement à convaincre dans sa réalisation. Enrobée dans un didactisme presque enfantin, de peur, sans doute, d’apparaître trop obscure aux yeux de son auditoire, elle tend à se perdre dans ses méandres philosophico-poétiques. Présenté de façon trop chichiteuse pour ne pas avoir l’air déconnecté, son contenu tranche, et frotte, avec le mode d’adresse théâtrale directe mis en place par Aurore Fattier et nourri avec juste ce qu’il faut de facétie par Roxane Coursault, Juliette Lamour et Charlaine Nezan. Heureusement, les trois comédiennes parviennent à renverser la vapeur dans la seconde partie où, de façon beaucoup plus classique et convaincante, les doubles scéniques de Jocelyne Porcher et Corine Pelluchon s’adonnent à un débat frontal et musclé autour de la question de l’élevage des animaux.
Si, adaptation théâtrale oblige, il force le trait des positions des deux intellectuelles et mériterait d’être davantage approfondi pour occuper l’essentiel du spectacle, ce face-à-face transforme le plateau de théâtre en agora, et met les vrais sujets sur la table : comment peut-on repenser la relation entre l’éleveur et ses bêtes ? Le « scandale de la mort », intrinsèque à la pratique de l’élevage, le condamne-t-il a priori, quelle qu’en soit la forme – industrielle ou familiale ? Peut-on défendre une position abolitionniste et, dans le même temps, héberger une chatte qui mange des croquettes – essentiellement fabriquées à partir de la viande d’animaux d’élevage ? Vecteur de plus de doutes que de certitudes, de questions cruciales que de réponses définitives, cette joute est servie par le jeu sans ambages de Roxane Coursault et Charlaine Nezan, mais aussi par la composition vidéo d’Aurore Fattier qui, avec la maîtrise qu’elle avait su prouver dans Hedda, réussit à faire grimper la tension scénique grâce à une série de gros plans et de champs-contrechamps. Au-delà du bien-être animal, c’est, en miroir, notre degré d’humanité et d’humanisme qui se trouve ausculté, notre capacité, en empruntant une voie médiane ou plus extrême, à mettre fin à la maltraitance des non-humains aujourd’hui à l’oeuvre, notre impérieux besoin de réconciliation plutôt que de domination avec ceux qui nous entourent, à l’image de cet éleveur qui, dans une vidéo (quasi) conclusive, prouve, sans prononcer le moindre mot, l’affection qu’il porte à ses vaches en enlaçant l’une d’entre elles. Simplement, et humainement.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Paysages avec traces ― Épisode 2 : Normandie
Textes Vinciane Despret, Corine Pelluchon, Jocelyne Porcher
Mise en scène Aurore Fattier
Collaboration artistique Arthur Verret
Avec Roxane Coursault, Juliette Lamour, Charlaine Nezan
Régie générale Thomas Parisot
Lumière et régie Édouard Gravier
Production Comédie de Caen ― CDN de Normandie
Durée : 1h
Vu en avril 2025 au Lycée agricole Le Robillard, Lieury
ITEP Vallée de l’Odon, Baron-sur-Odon
le 7 mai
L’Atelier, Hérouville-Saint-Clair
le 13 mai
Cinéma Le Normandy, Thury-Harcourt
le 16 mai
Comédie de Caen, Théâtre des Cordes
les 21 et 23 juin
L’article « Paysages avec traces – Épisode 2 » : faut-il élever les animaux ? est apparu en premier sur Sceneweb.