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Reçu hier — 13 mai 2025

Pina Bausch, danser l’amour, danser la vie

13 mai 2025 à 06:00
Vollmond de Pina Bausch

Photo Martin Argyroglo

Vollmond. « Full moon » en anglais, « pleine lune » en français. Le chef-d’œuvre de Pina Bausch ressuscité par Boris Charmatz et la troupe du Tanztheater Wuppertal prend ses quartiers de printemps au Théâtre de la Ville avec une troupe renouvelée. Sublime et bouleversant.

Créé en 2006, soit à peine trois ans avant la mort prématurée de Pina Bausch, Vollmond reste, indélébile, dans les mémoires des générations qui ont pu le découvrir l’année suivante au Théâtre de la Ville, QG parisien du Tanztheater Wuppertal, sa célèbre compagnie. Le rituel qui voyait chaque saison finir en apothéose sur une création de la chorégraphe allemande s’était propagé au public qui en avait fait un rendez-vous incontournable. Les temps ont changé, bien sûr, Pina Bausch n’est plus, mais son répertoire demeure et la foule qui se presse en amont de la représentation témoigne de l’impatience générée par chaque recréation de ses spectacles. Vollmond plus que tout autre, car précédé d’une réputation de chef-d’œuvre. Boris Charmatz, qui a pris le relais à la tête de la compagnie, en assure la direction artistique avec fidélité et exigence depuis septembre 2022, et jusqu’au 31 juillet prochain, date annoncée de son départ anticipé. Côté distribution, la passation se fait aussi : si l’on reconnaît des interprètes historiques du Tanztheater – en l’occurrence les merveilleuses Julie Anne Stanzak, Ditta Miranda Jasjfi et Azusa Seyama Prioville –, de jeunes recrues s’invitent dans la partie et l’hybridation générationnelle non seulement opère, mais s’avère une richesse.

Sur le plateau s’impose cet énorme rocher à cour, œuvre scénographique de Peter Pabst qui fait son effet et marque son territoire. Masse minérale, lisse et grise, bientôt fouettée par les litres d’eau projetés sur sa surface. Caillou géant sans âge, imperturbable et imposant, à la fois décor et terrain de jeu des interprètes. Pina Bausch a toujours fait une place à la nature, que ce soit le parterre d’œillets dans Nelken, les feuilles mortes de Barbe-Bleue ou le tapis de terre du Sacre du Printemps. Comme la vie qui s’invite et s’infiltre dans la boîte noire du théâtre, la vie qui impulse et nourrit sa danse organique et tellurique, c’est un florilège d’éléments naturels qui traversent la représentation : le vent qui siffle dans des bouteilles vides, une pomme que l’on croque, un citron que l’on presse, une pierre que l’on jette, des fleurs dans une panière, une allumette qui brûle et l’eau, originelle, primordiale, d’abord au goutte à goutte, puis rideau de pluie, rivière dans son lit, source de plaisirs ludiques, de joies épidermiques, de sensualité exacerbée. Fontaine de jouvence et mémoire amniotique. Force vitale et vivifiante.

Comme toujours chez Pina Bausch, les hommes sont en pantalon sombre et chemise, les femmes en robe longue, pieds nus ou sur talons vertigineux, cheveux longs en liberté. Comme toujours, la chevelure féminine est un prolongement du corps, elle danse au même titre que bras et jambes. Ici plus que jamais, car gorgée d’eau, elle constitue un pinceau qui fait jaillir des drippings éphémères, trace des calligraphies aériennes, griffe le ciel à grands jets. Et comme toujours, les relations hommes-femmes sont au cœur de ses préoccupations. Le moteur chorégraphique d’une danse exaltée qui propulse les corps les uns contre les autres, la dynamique interne qui régit les trajectoires dans l’espace, la flamme qui noue les attractions, attise le contact, aimante les bouches. L’amour est ici décliné sous toutes ses formes, depuis les jeux de séduction jusqu’à la blessure de l’arrachement. Le chagrin des unes se noie dans un verre à pied, la violence s’immisce dans des gestes déplacés, la colère côtoie de très près toute la tendresse du monde. C’est un océan de sentiments qui sillonnent la scène en étoiles filantes et fulgurances.

Entre danse et théâtre, sur des musiques aussi mouvantes que les volte-face des interprètes, sautant de la voix rugueuse de Tom Waits au grain caressant de Cat Power, de l’électro d’Amon Tobin aux violons de René Aubry, en passant par les boucles répétitives entêtantes de Lilies of the Valley de Jun Miyake, les solos défilent sans se ressembler. Aussi éclectiques et différents que les personnalités qui les embrassent. Et c’est là la magie de Pina Bausch : l’écriture chorégraphique disparaît derrière l’incarnation. On ne sent jamais la partition, mais l’élan qui précède le geste, la respiration qui accompagne le mouvement, la solitude au milieu des autres. Les bras sont immenses, les cheveux balayent le sol, les robes dévoilent des épaules émouvantes, les courses sont bouleversantes, tout n’est que fluidité aquatique et sentiments changeants, glissades et empoignades, plongeons et suspensions, puissance et fragilité, souffle et organicité, ferveur et vibration.

L’humour se fraie sans cesse un chemin dans les variations émotionnelles, il est un baromètre pour ne pas se noyer dans l’autre. C’est toute une humanité qui passe, élégante jusqu’au bout des doigts, en dansant, en nageant, en pagayant, en mordant, crachant, criant, riant. Et le climax final, tourbillon de corps et d’eau, rassemble en une transe juvénile et jubilatoire les visages de joie des danseurs et danseuses, mouillés jusqu’à la moelle. Dans ce spectacle-miracle, l’eau rencontre la pierre en un feu d’artifice étincelant, le liquide se heurte au solide pour aller plus haut et plus loin. La matérialité des corps transcende la gravité pour transformer nos impasses relationnelles en parades sublimes, retournements de situation, fous rires et fêtes miroitantes. Si chaque spectacle de Pina Bausch est une offrande, celui-ci l’est plus que tout en ce qu’il nous éclabousse de sa vitalité farouche et abreuve les assoiffés d’art que nous sommes de ses jaillissements inouïs.

Marie Plantin – www.sceneweb.fr

Vollmond
Mise en scène, chorégraphie Pina Bausch
Avec 12 danseurs du Tanztheater Wuppertal
Scénographie Peter Pabst
Costumes Marion Cito
Collaboration Musicale Matthias Burkert, Andreas Eisenschneider
Collaboration Marion Cito, Daphnis Kokkinos, Robert Sturm
Musiques Amon Tobin, Alexander Balanescu avec le Balanescu Quartett, Cat Power, Carl Craig, Jun Miyake, Leftfield, Magyar Posse, Nenad Jeliìc, René Aubry, Tom Waits
Direction artistique Tanztheater Wuppertal Pina Bausch + Terrain Boris Charmatz
Direction des répétitions Daphnis Kokkinos, Robert Sturm

Production Tanztheater Wuppertal Pina Bausch

Durée : 2h30 (entracte compris)

Théâtre de la Ville – Sarah Bernhardt, Paris
du 9 au 23 mai 2025

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